Livres - Littérature - Christian WERY

Nietzsche pour s'affirmer ?

Nietzsche pour s'affirmer ?

Le billet précédent entamait, à travers l'ouvrage de Balthasar Thomass qui ambitionne l'affirmation de soi, la présentation d'idées nietzschéennes pouvant contribuer à la réalisation de cet objectif et fonder une réflexion en ce sens. Suivant la réaction du philosophe Frédéric Schiffter (voir l'échange de commentaires), dont je ne doute pas des compétences pour émettre un jugement fondé, les interprétations de certains commentateurs, tels Deleuze, Onfray, voire Thomass (qu'il n'a pas lu), proposent un Nietzsche édulcoré, passent sous silence certains côtés inacceptables de la pensée de ce virtuose du pataquès (sic). Il convient de garder cela en mémoire dans la suite du compte-rendu de S'affirmer avec Nietzsche, comme il convient de ne pas perdre de vue que le philosophe allemand fut le critique de la démocratie et de l'égalitarisme.

Voici la suite des idées marquantes de la pensée nietzschéenne suivant le développement proposé par B. Thomass.

 

• Le ressentiment est dû à l'incapacité de réagir face à une humiliation, à une vexation. Il est une sorte de vengeance intériorisée qui devient de la haine qu'incube l'impuissance à répliquer. Nietzsche va plus loin en affirmant que le ressentiment induit la notion de libre arbitre qui reposerait sur une falsification. Que quelqu'un nous ait fait du mal par accident, par une nécessité inévitable, rien ne prouve qu'il soit coupable, qu'il ait eu le choix de faire autrement. L'idée de libre arbitre suppose qu'on puisse séparer l'auteur de son acte : quand la foudre frappe, il n'y a qu'un phénomène et non deux. L'homosexuel n'est pas coupable de l'être. De même l 'aigle serait coupable d'attaquer les agneaux si ceux-ci lui prêtaient un libre arbitre. La force devient coupable d'être forte et le faible se persuade que la faiblesse résulte d'un choix, d'une discipline, d'un renoncement à cette force qui de toute façon lui échappe. Je laisse chacun méditer sur ce « mensonge » du libre arbitre. (p.73)

 

Une interprétation (Onfray-Leroy) contestée du philosophe

• La compassion suppose que les autres souffrent de ce qui nous fait souffrir. Il serait préférable de donner l'image de sa propre joie en l'espérant contagieuse, apprendre à conjouir plutôt que compatir. La pitié exprime un part de mépris en ce qu'elle suppose que l'autre est trop faible pour assumer seul son mal-être. Tout Nietzsche est là, un solitaire tragiquement héroïque dans la souffrance. (p.90)

 

• La sagesse du corps : celui-ci, notre inconscient, nos pulsions savent mieux que notre conscience ce qui est bon pour nous. Nos véritables raisons d'agir ne sont jamais aussi simples que le laissent entendre les explications que la raison est capable de donner. Il faut se permettre le luxe de l'insouciance, d'une certaine inconscience en laissant place aux instincts. (p.135)

 

• L'esclavage comme exercice : toute forme d'excellence implique de se fermer à tout autre centre d'intérêt, de se soumettre à des règles strictes, de répéter les mêmes procédures, si idiotes soient-elles. L'être humain a toujours confondu liberté et puissance, mais nous ne sommes jamais aussi puissants que sous l'emprise d'une nécessité. (p.138)

 

• Nietzsche pense qu'il est possible d'employer ses mauvais penchants, plutôt que les castrer, pour fertiliser les bons. Les utiliser comme des éléments d'une composition artistique, en juxtaposant éléments contraires pour mettre l'un en valeur. La colère, l'envie, la cupidité, même la cruauté et le ressentiment, sont de puissants moteurs pour nous pousser à sublimer ces mêmes passions. En cinq cents ans, l'adoucissement des mœurs permet à l'homme de lâcher le fauve qui est en lui et de donner plus de liberté à ses passions, parce que les progrès de la civilité les ont rendues plus inoffensives. Entre la sauvagerie violente et une civilité timide et procédurière, une alternative est possible : la barbarie douce, c'est-à-dire sublimer, spiritualiser, embellir les passions, y compris les plus violentes. (p.160)

 

• L'homme a besoin de danger et de menaces pour développer sa force car le danger contraint à être fort. Sans y être exposé, on ne connaît pas ses moyens de défense, sa ruse, son agilité. Voilà pourquoi Nietzsche prône de danser sur les abîmes. Faut-il dès lors relâcher les condamnés dans les rues, accroître les inégalités, déclarer de nouvelles guerres pour créer les conditions du dépassement de soi ? Si Nietzsche semble parfois le suggérer, peut-être par goût de la provocation, il essaie surtout de bousculer les modes de pensée. De même que son éloge de l'esclavage est métaphorique, la guerre et le danger qu'il vante concernent davantage notre vie intérieure que la réalité politique ou sociale. (p.162)

• Les hostilités, les discriminations, les harcèlements peuvent être interprétés comme une chance de peaufiner ses instincts, d'inventer de nouvelles défenses. Thomass cite les musiciens de jazz américain que le racisme a incité à produire une musique plus puissante et profonde. C'est dans la confrontation avec l'aspect noir de l'existence, [...], que l'homme est contraint de puiser au plus profond de lui-même et donner ce qu'il a de meilleur. (p.165)

 

© Toni DAgostinho

• Nous devons apprendre à distinguer notre appréhension théorique du monde (pessimisme) et ce que notre pratique peut en faire.  Que la réalité soit déprimante, désespérante, n'est pas tout, il existe une valeur plus haute que la vérité pour Nietzsche : la capacité humaine d'inventer, de créer, de fabuler, bref embellir la réalité par des mensonges consolateurs et vivifiants, au lieu de la fuir par le biais d'une vérité supranaturelle fictive. L'impossibilité de vivre sans mensonge est l'aspect terrifiant de la réalité humaine que les âmes faibles ne peuvent affronter. (p.173)

 

• Il y a trois grands mensonges. Celui de la science qui simplifie sans tenir compte des cas concrets. Elle schématise et fait des abstractions de sorte que les fictions scientifiques ressemblent à une certaine réalité. Celui de la religion qui invente un univers et désigne la réalité comme une illusion passagère. Enfin l'art qui aiguise la perception et intensifie le vécu sous une forme, certes fictive, mais renforcée et embellie de la réalité. (p.175)

Où je ne suis pas le discours de Thomass, c'est lorsqu'il affirme que l'art nous offre un concentré, plus intense, plus dense, et donc plus vivant que la réalité et plus réel que le réel.  Je me suis déjà expliqué sur ma gêne à lire, par exemple, les «beaux» récits de guerre de Ernst Jünger. Ils semblent oublier ce qui se passait de fait pour la majorité des soldats dans les tranchées. 

 

• L'exercice de la puissance créatrice et la contemplation artistique suscitent une ivresse qui projette sur les choses une vitalité dont elles sont dépourvues lorsque nous sommes sobres. Thomass évoque le même sentiment au sujet de l'état amoureux dont l'illusion, au lieu d'affaiblir, rend, plus perspicace, plus créateur. (p.179)

• De la même manière que la beauté de l'art permet de supporter la laideur de la vérité, c'est en concevant la vie comme un jeu que nous pouvons supporter son aspect tragique. Selon Nietzsche, le jeu est le rythme même de l'univers, le mode d'échange et de transformation de tout ce qui existe. Mais l'agilité du danseur, qui n'est pas inconséquence, inattention, dispersion, ne s'acquiert que grâce à de fortes contraintes. Quel sera ce poids qui nous obligera à vivre le plus légèrement possible [...]  ? demande Thomass. (p.183)

 

© Rasmusaagaard

• L'idée de l'éternel retour, à savoir que notre vie reviendra de façon infinie, est destinée à agir comme un épouvantail et un aiguillon : revivre sans cesse tous les bonheurs et toutes les souffrances, le suicide aussi s'il est choisi. Le pari de Nietzsche est que cette perspective est capable de nous changer en profondeur. C'est un couperet : qui souhaiterait revivre une vie malheureuse et ratée ?  Il s'agit d'une arme d'élimination des faibles, mais pas dans le sens physique du terme, car selon lui, la simple idée de répétition d'une vie ratée nous contraint de nous renforcer et de faire périr notre faiblesse. (p.190)

 

• La notion de surhomme découle de cette idée de l'éternel retour. Sommes-nous assez amoureux de la vie et assez insatiables pour demander une nouvelle part de souffrance et de joie, de blessures et de plaisirs, de surprises et de déceptions, d'errances et de trouvailles ? Tel serait le nouvel être humain, celui qui aurait traversé les épreuves du pessimisme et du nihilisme pour aller à l'encontre d'une nouvelle aurore. (p.197)

Il est heureux qu'après ce chapitre, Thomass propose quelques «philo-action» plus terre à terre... 

 

 

Alors, où se trouve votre bonheur ? Dans la victoire sur la souffrance et l'affrontement des dangers ? Ou bien au sein de croyances rassurantes et dans le calme  des habitudes ? Dans la conclusion de ce livre bien structuré, l'auteur ajoute encore : s'il se trouve, c'est de notre ambition démesurée et de notre exigence inhumaine que nous devrons guérir. 

 

Et de l'épigraphe choisie par Thomass, retenons d'abord: Maintenant je vous enjoins de me perdre et de vous trouver. (Nietzsche, Ecce Homo, préface, 4)

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F
Merci pour vos compliments chers Dominique et Christian. <br /> <br /> Si je devais sauver un seul livre de Nietzsche, ce serait le &quot;Gai savoir&quot;. Nietzsche l'a écrit pendant une éclaircie de sa vie. Le style est sobre, le propos clair et posé. <br /> <br /> Encore une fois, je n'ai pas lu l'ouvrage de Thomass. Mais le billet que vous lui consacrez semble indiquer que ce commentateur ne précise pas où se trouve les conceptions nietzschéennes du ressentiment et du &quot;nihilisme&quot;. Elles figurent dans la &quot;Généalogie de la morale&quot;. Je me permets de mentionner ce lien qui tente de faire la lumière sur cette question: <br /> <br /> http://lephilosophesansqualits.blogspot.fr/2012/03/nettoyage-semantique.html<br /> <br /> Bien sûr, vous pouvez vous référer directement aux textes qui sont en ligne.<br /> <br /> À vous,<br /> <br /> FS
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F
Monsieur Thomass, vous ne risquez certainement pas de devenir pénible. <br /> <br /> Vous m'avez ouvert les yeux sur une dimension de Nietzsche que j'ignorais, à savoir son désintérêt et, même, son mépris à l'égard des notions de peuple, de race, de caste, etc. Si elles abondent pourtant dans ses œuvres — montrant par là l'influence de L'ESSAI SUR L'INÉGALITÉ DES RACES HUMAINES de Gobineau sur ses &quot;visions&quot; historiques —, et, notamment, dans la GÉNÉAOLOGIE, où il est question de &quot;la race des conquérants et des maîtres, celle des aryens&quot; qui sont &quot;en train de succomber physiologiquement&quot; (§5), c'est que, en les lisant, j'ai dû avoir la berlue. Ou bien, pire, j'ai dû lire Nietzsche avec les méchants préjugés qui courent à son sujet — ne parlons pas de la mauvaise foi avec laquelle, vous avez raison de le souligner, j'interprète une phrase aussi limpide que celle que je cite dans mon précédent commentaire. Si, donc, la berlue, les préjugés et la mauvaise foi me caractérisent, je crains ne pas avoir, à vos yeux d'exégète avisé de Nietzsche, la capacité à m'affirmer avec ce philosophe-marteau. Je vous laisse bien volontiers ce désir. Personnellement, nul ne me nie.
B
Encore une fois, on peut reprocher beaucoup de choses à Nietzsche, sa pensée à bien d'aspects problématiques, dangereux et peut-être même ridicules. Mais l'antisémitisme n'en fait très clairement pas partie, au point que toute cette discussion n'a pas grande intérêt, dans la mesure qu'il y a des questions bien plus importantes et passionnantes chez Nietzsche, que celle-ci, où la réponse est évidente, et donnée par Nietzsche lui-même dans des termes très clairs. Nietzsche a, au contraire, un courage et une prescience rares en s'opposant aussi frontalement à l'antisémitisme à une époque où l'antisémitisme était une &quot;opinion&quot; tout à fait banale, de &quot;bon ton&quot;, et ultra-répandue. Des penseurs antisémites, il y en a à la pelle, je pense notamment à Kant et à Marx, chez qui on peu lire les pires horreurs. Mais ça, en n'en parle presque jamais...
C
J'avoue ne pas avoir très bien suivi l'argumentation de Frédéric Schiffter dans sa toute dernière intervention. J'ai lu deux de ses ouvrages, je peux vous assurer qu'il sont intéressants et bien faits. J'avoue ne pas très bien comprendre.
B
Monsieur Schiffter. Je ne vous connaissais pas, mais découvre que vous êtes l’auteur d’un bibliographie foisonnante, dont bien de titres me semblent passionnants et que je lirai avec le plus grand intérêt.<br /> <br /> Mais dans ce débat, vous faite preuve d’une mauvaise foie proprement sidérante. Vous refusez de prendre en compte ce que Nietzsche dit explicitement, et vous feignez ne pas comprendre les figures de rhétoriques et stratégies d’argumentation de Nietzsche pourtant assez classiques.<br /> <br /> Ce n’est pas à l’odorat de Nietzsche que déplaît le juif polonais, et ce n’est pas à ses yeux que le « jeune boursicoteur juif » est « ignoble « , mais Nietzsche utilise à dessein les pires et les plus communs clichés antisémites pour les détourner. Dans ce dernier exemple, Nietzsche utilise la figure rhétorique de la concession qui consiste à accorder un point à l’adversaire pour ensuite en réfuter les prétendues conséquences. Nietzsche introduit la formule par « Il se peut même que… » puis « peut-être le jeune boursicoteur juif est- il …», autrement dit il n’affirme jamais cela, pour ensuite accumuler les contre-exemples : « l’homme le plus noble », « le sage le plus pur » etc. qui sont affirmés sans « peut-être » ou « il se peut ». Vous êtes professeur de philosophie, vous devriez pouvoir comprendre des figures de styles aussi élémentaires. (En l’occurrence – mais c’est sans importance pour la compréhension de ce passage - Nietzsche lui-même ne pense pas du tout que le « boursicoteur juif » est ignoble, même tout le contraire, puisque dans un fragment de 1888 il appelle à l’alliance des « banquiers juifs et de officiers prussiens » parce qu’ils sont la meilleur « incarnation » de la volonté de puissance, sans doute parce que dans « Par delà bien et mal » il citait déjà Stendhal pour qui « Un banquier, qui a fait fortune, a une partie du caractère requis pour faire des découvertes en philosophie, c'est-a-dire pour voir clair dans ce qui est.&quot;, soit possède la qualité de voir le monde tel qu’il est », que selon vous Nietzsche refuserait aux juifs à cause d’une « tare ethnique »)<br /> <br /> Vous procédez ensuite à un raisonnement au prime abord incompréhensible, et grotesque à la seconde lecture : A « Toute nation, tout homme a des traits déplaisants, même dangereux : c’est barbarie de vouloir que le juif fasse exception&quot; », vous répondez « Le Juif serait barbare de juger qu'il appartient à une nation sans traits déplaisants. » Mais aucun juif ne prétend que tout juif sans exception est exemplaire et irréprochable, toute l’inversion que vous pratiquez est tout bonnement absurde. <br /> <br /> Vous accusez Nietzsche d’être xénophobe et de voir les juifs entachés d’un « tare ethnique ». Mais dans les extraits que j’ai recopiés ici, Nietzsche refuse très explicitement les notions de « race » ou « d’ethnie », ou du moins, leur importance. Dans la lettre à Fritsch il dénonce les « continuelles et absurdes falsifications et distorsions de concepts aussi vagues que &quot;germanique&quot;, &quot;sémitique&quot;, &quot;aryen&quot;, &quot;chrétien&quot;, &quot;allemand&quot; », autrement dit il pense que les concepts racialistes sont « vagues » et sans intérêt. Dans le texte d’Humain trop humain, Nietzsche parle de « produire et d’élever une race mêlée d’Européens aussi forte que possible », autrement dit il prône le métissage (soit exactement ce que craignaient les antisémites d’antan), et précise que « le Juif est un ingrédient aussi utile et aussi désirable que n’importe quel autre vestige national », ce qui signifie que les juifs ne valent ni plus ni moins que n’importe quel peuple, et donc, que les distinctions entre « races » et « peuples » sons dénuées de sens, un anachronisme tout au plus, un « vestige ».<br /> <br /> Je m’arrête là, il y a encore beaucoup de choses à dire, mais je ne voudrais pas à mon tour devenir pénible…
F
Monsieur Thomass, vous m'avez convaincu. Les propos de Nietzsche sur les Juifs sont aux antipodes de l'antisémitisme. Rien ne relève chez lui du préjugé xénophobe. Nietzsche n'était antisémite que lorsqu'il évoquait le judaïsme antique créateur d'arrière-monde, non quand il soulignait la puanteur des Juifs polonais et l'ignominie du jeune boursicoteur juif. Les Juifs polonais, dites-vous, n'offusquaient les narines du penseur que parce qu'ils étaient des immigrés. Les immigrés et l'hygiène, cela fait deux. Tout s'explique. Et puis vous avez encore manifestement raison de citer la phrase de Nietzsche: “Toute nation, tout homme a des traits déplaisants, même dangereux : c’est barbarie de vouloir que le juif fasse exception&quot;, comme la preuve même de son philosémitisme. Tout le monde la comprend comme vous voulez qu'on la comprenne: Le Juif serait barbare de juger qu'il appartient à une nation sans traits déplaisants. Dangereux, même. Aucun antisémite ne penserait cela, en effet.
C
Merci à tous les deux d'avoir poursuivi cette réflexion passionnée et passionnante.
B
J'avoue être un peu stupéfait par la virulence des propos de Frédéric Schiffter, qui me laissent penser qu'il a d'autres comptes à régler avec Nietzsche, et que son prétendu antisémitisme n'est qu'un prétexte commode.<br /> <br /> On peut reprocher énormément de choses à Netzsche, on peut trouver dans son oeuvre des passages épouvantables, proprement monstrueux. Mais la seule chose qu'on ne peut assurément pas reprocher à Nietzsche, c'est d'être antisémite, dans la mesure où il est extrêmement explicite sur la question.<br /> <br /> S'il est vrai qu'on trouve quelques remarques antisémites dans la correspondance privée du jeune Nietzsche, on ne peut pas expliquer son &quot;volte-face&quot; comme un simple effet collatéral de sa rupture avec Wagner. Toute l'oeuvre mature de Nietzsche est écrite après la rupture avec Wagner, et c'est le rejet de Wagner comme celui de Schopenhauer qui en est une des conditions et éléments essentiels. Bien au contraire, Nietzsche cite l'antisémitisme de Wagner — comme son nationalisme allemand, son retour au christianisme et la conversion au schopenhauerisme dans &quot;Parsifal&quot; juste au moment ou N. s'en détache — comme une des raisons principales de cette rupture.<br /> <br /> Le problème de chronologie, c'est que le seul écrit de Nietzsche dans lequel on trouve des expressions antisémites, c'est la Généalogie de la Morale, non seulement un écrit postérieur à “Humain, trop Humain”, où l’on trouve les premières grandes declarations anti-antisémites et judéophiles de Nietzsche au paragraphe 475, mais aussi contemporain de “Par delà bien et mal”, où Nietzsche écrit non pas qu’il faille fusiller les anti-Semites, mais qu’il fallait commencer par les expulser du pays. C’est meme au sein meme de la “Généalogie” (dans les derniers chapitres), qu’il explique que la forme actuelle la plus répandue du ressentiment, c’est l’antisémitisme.<br /> <br /> Or, il n’y a nulle contradiction entre le langage anti-Semite de la généalogie et l’éloge de la force de caractère, de l’intelligence, de la finesse du people juif qu’on trouve partout ailleurs: “l’antisémitisme” de la Généalogie se dirige uniquement contre le judaïsme antique, biblique, en tant que fondateurs de la morale et de “l’arrière-monde monothéiste”, c’est à dire en tant que précurseurs du christianisme. On trouve exactement les mêmes diatribes contre Platon et Socrate, et pour les mêmes raisons, par ailleurs Nietzsche se demande dans un texte (je ne sais plus s’il s’agit d’un fragment posthume ou du “Crépuscule des Idoles”, si Platon n’était pas juif — preuve supplémentaire qu’il est absurde de voir dans le ressentiment une “tare ethnique”.<br /> <br /> Je passe sur la remarque ridicule que Nietzsche serait « retombé » dans son anti-sémitisme incorrigible dans l’Antéchrist en écrivant que « les premiers chrétiens devaient sentir aussi mauvais que les juifs polonais ». Que le « juif polonais sente mauvais » est non pas un cliché anti-sémite, mais un cliché anti-pauvres et anti-immigrés, dans la mesure où il était surtout répandu chez la bourgeoisie juive assimilée allemande, un peu honteux face à leurs cousins plus rustres et rustiques. Ensuite, c’est pour parler de chrétiens que Nietzsche use de ce cliché, manière de dire que ces chrétiens sont nullement plus recommandables que les juifs qu’ils méprisent tant.<br /> <br /> Pour terminer, quelques citations.<br /> <br /> A propos de l’antisémitisme :<br /> <br /> « « L'antisémitisme est l'une « des aberrations les plus maladives de l’auto-contemplation hébétée et fort peu justifiée du Reich allemand. »<br /> <br /> En réponse à l’antisémite Theodor Fritsch (qui traitera Nietzsche par la suite de philosophe « enjuivé »)<br /> <br /> « Croyez-moi : cette invasion répugnante de dilettantes rébarbatifs qui prétendent avoir leur mot à dire sur la &quot;valeur&quot; des hommes et des races, cette soumission à des &quot;autorités&quot; que toutes les personnes sensées condamnent d'un froid mépris (&quot;autorités&quot; comme Eugen Dühring, Richard Wagner, Ebrard, Wahrmund, Paul de Lagarde - lequel d'entre eux est le moins autorisé et le plus injuste dans les questions de morale et d'histoire ?), ces continuelles et absurdes falsifications et distorsions de concepts aussi vagues que &quot;germanique&quot;, &quot;sémitique&quot;, &quot;aryen&quot;, &quot;chrétien&quot;, &quot;allemand&quot; - tout ceci pourrait finir par me mettre vraiment en colère et me faire perdre la bonhomie ironique, avec laquelle j'ai assisté jusqu'à présent aux velléités virtuoses et aux pharisaïsmes des Allemands d'aujourd'hui. - Et, pour conclure, que croyez-vous que je puisse éprouver quand des antisémites se permettent de prononcer le nom de Zarathoustra ? »<br /> <br /> Et puis dans son journal à propos de ce même Fritsch:<br /> <br /> « Il n'est vraiment pas en Allemagne de clique plus effrontée et plus stupide que ces antisémites. Cette racaille ose avoir dans la bouche le nom Zarathoustra. Dégoût ! Dégoût ! Dégoût ! » »<br /> <br /> Sur les juifs :<br /> <br /> Humain trop human 475 :<br /> « « [...] Tout le problème des Juifs n’existe que dans les limites des États nationaux, en ce sens que là leur activité et leur intelligence supérieure, le capital d’esprit et de volonté qu’ils ont longuement amassé de génération en génération à l’école du malheur, doit arriver à prédominer généralement dans une mesure qui éveille l’envie et la haine, si bien que dans presque toutes les nations d’à présent — et cela d’autant plus qu’elles se donnent plus des airs de nationalisme —se propage cette impertinence de la presse qui consiste à mener les Juifs à l’abattoir comme les boucs émissaires de tous les maux possibles publics et privés. <br /> Dés qu’il n’est plus question de conserver des nations, mais de produire et d’élever une race mêlée d’Européens aussi forte que possible, le Juif est un ingrédient aussi utile et aussi désirable que n’importe quel autre vestige national. Toute nation, tout homme a des traits déplaisants, même dangereux : c’est barbarie de vouloir que le juif fasse exception. Il se peut même que ces traits présentent chez lui un degré particulier de danger et d’horreur ; peut-être le jeune boursicoteur juif est- il en somme l’invention la plus répugnante du genre humain. Malgré tout, je voudrais savoir jusqu’où, dans une récapitulation générale, il ne faudra pas pousser l’indulgence envers un peuple qui, non sans notre faute à tous, a parmi tous les peuples eu l’histoire la plus pénible, et à qui l’on doit l’homme le plus noble (le Christ), le sage le plus intègre (Spinoza), le livre le plus puissant et la loi morale la plus affluente du monde. “<br /> <br /> Notez que le passage sur le “jeune boursicoteur juif” est souvent cite pour attester de l’antisémitisme de Nietzsche (y compris par les Nazis), en omttant le context et la suite (“Toute nation, tout homme a des traits déplaisants, même dangereux : c’est barbarie de vouloir que le juif fasse exception.”, ce qui, en soi, est une refutation de tout racisme quell qu’il soit)<br /> <br /> Par delà Bien et Mal 251: « Je n’ai pas encore rencontré un seul Allemand qui ait été bien disposé envers les Juifs ; et quand bien même tous les esprits prudents et politiques rejettent inconditionnellement le véritable antisémitisme, cette prudence et cet esprit politique ne visent pas ce genre de sentiment lui-même, mais seulement sa dangereuse démesure, en particulier l’expression repoussante et honteuse de ce sentiment sous sa forme démesurée, – il ne faut pas se bercer d’illusions à ce sujet […]. Or les Juifs sont sans nul doute la race la plus forte, la plus opiniâtre et la plus pure qui vive aujourd’hui en Europe ; ils sont passés maîtres dans l’art de triompher jusque dans les pires conditions (mieux, même, que dans des conditions favorables), du fait de vertus auxquelles on aimerait aujourd’hui accrocher l’étiquette de vices, – grâce, avant tout, à une foi résolue qui n’a pas à avoir honte face aux « idées modernes » […]. Il est incontestable que les Juifs, s’ils le voulaient – ou, si on les y forçait, comme les antisémites semblent le vouloir –, pourraient dès aujourd’hui détenir la prépondérance, voire littéralement la domination en Europe ; et tout aussi incontestable qu’ils n’y travaillent pas et ne font pas plan pour cela. Pour l’instant, ils veulent et souhaitent bien plutôt, même avec une certaine insistance, être absorbés et assimilés dans l’Europe, par l’Europe, ils ont soif d’être enfin fixés, admis, respectés quelque part, et de mettre un terme à leur vie de nomades, au « Juif errant » – ; et l’on devrait être extrêmement attentif à cette tendance et cette inclination (qui exprime peut-être déjà une inflexion des instincts juifs) et se montrer accueillant à son égard : et à cette fin, il serait peut-être utile et juste d’expulser de ce pays les gueulards antisémites » <br /> <br /> Notez comment ici Nietzsche coupe court au fantasme antisémite d’un complot ou d’une domination juive, en affirmant à la fois que « les Juifs sont sans nul doute la race la plus forte, la plus opiniâtre et la plus pure qui vive aujourd’hui en Europe », et qu’il « pourraient » donc dominer mais ce n’est justement pas cela qu’ils souhaitent.
F
Bonsoir,<br /> <br /> Monsieur Thomass a raison: il n'y a jamais eu la moindre volte-face de Nietzsche en matière d'antisémitisme après sa rupture avec Wagner puisqu'il est demeuré antisémite jusqu'à la fin. Mais son antisémitisme était plutôt personnel, ou, en tout cas, se voulait moins braillard que celui qui s'exprimait dans telle ou telle sphère sociale populaire ou élevée. Nietzsche cherchait à se distinguer des nationalistes allemands qui cultivaient et proféraient une haine des Juifs qu'il jugeait vulgaire et inculte. La &quot;Généalogie&quot; est un bréviaire d'antisémitisme distingué, conceptuel. La notion de ressentiment, centrale dans ce livre, comme elle l'est chez les nietzschéens, est totalement reliée à une origine ethnique. Les Juifs ont empoisonné la civilisation avec leur morale d'esclaves sacerdotaux et les Chrétiens ont perpétué la contagion en sublimant cette haine impuissante dans une doctrine de la charité. Les derniers avatars de cette dégénérescence sont la Révolution française et ses idéaux d'égalité, le socialisme, le féminisme, etc. Gloser sur le concept de ressentiment sans rappeler comment Nietzsche le pense, c'est-à-dire comme une tare ethnique juive, me semble relever d'un blanchiment philosophique.
C
Bonjour. <br /> Merci pour cette intervention bienvenue qui me met un peu plus à l'aise.<br /> Votre livre clair m'a donné un aperçu des idées nietzschéennes, alors que je n'ai jamais lu, sinon très peu, ses textes. C'est évidemment l'objectif de la collection Eyrolles, tournée vers des non spécialistes, et il est atteint selon moi. <br /> <br /> Maintenant, je suis mal placé pour juger de la falsification ou l'interprétation des commentateurs du philosophe allemand. Autant j'ai apprécié votre travail didactique, autant j'apprécie les essais de Frédéric Schiffter et il ne m'appartient pas de prendre position sur des matières aussi délicates, qui peuvent dépendre d'une sensibilité idéologique propre à l'un ou l'autre. Cela me coûterait de lire tout Nietzsche, alors que justement le choix de votre livre tient à l'éviter.<br /> <br /> Je suis de formation scientifique et me tourne vers la philosophie, en dilettante, sur le tard. Ici en Belgique il n'y a pas de cours de philosophie obligatoire durant les études secondaires. Mon cursus supérieur m'en a tenu éloigné. Retraité de mes occupations professionnelles, je suis devenu, le temps d'une lecture, un de vos étudiants attentifs. Si vous en avez le temps, je serai naturellement intéressé par vos réflexions ultérieures.<br /> Cordialement.
B
Bonjour, je suis tombé sur ce blog, et je voudrais d'abord vous remercier de cette recension très détaillée de mon livre. Je souhaitais aussi intervenir plus longuement à propos des commentaires sur le précédent post de Frédéric Schiffter, qui, à mon sens, tiennent à une connaissance assez partielle et superficielle des textes de Nietzsche. L'accusation d'un volte-face en réaction à Wagner concernant l'antisémitisme, par exemple, ne tient pas ne serait-ce qu'à cause de la chronologie des textes Nietzschéens. Mais je reviendrais là-dessus en détail lorsque j'aurai plus de temps.<br /> <br /> Je voulais juste préciser ici: &quot;S'affirmer avec Nietzsche&quot; cite et la &quot;Généalogie&quot; et &quot;L'antichrist&quot; à de nombreuses reprises (sous forme d'extraits commentés), mais ces livres ne sont pas cités dans la bibliographie très sélective en fin d'ouvrage, dans la mesure où celle-ci est très concise et se limite aux ouvrages les plus accessibles à un large public.
D
Ah voilà tout refonctionne !<br /> J'aime particulièrement les échanges de cette qualité, celui avec F Schiffter, dont j'ai particulièrement aimé le Plafond de Montaigne mais qui manifestement ne se laisse pas séduire par Nietzsche<br /> J'apprécie d'une façon générale que l'on me parle des philosophes y compris pour contrer leurs idées, d'ailleurs Nietzsche s'est toujours refusé à être un maître à penser et incitait plutôt à la contradiction<br /> Toutes les idées de Nietzsche ne me plaisent pas, son écriture par aphorisme augment notablement la difficulté et les malentendus par leur côté lapidaire et il est regrettable qu'il n'ait pas eu le temps de s'expliquer sur nombre de déclarations peu rassurantes<br /> J'ai lu il y a longtemps les écrits de giorgio Colli qui montrait bien le dévoiement des idées et écrits de Nietzsche <br /> Je vais refeuilleter Thomass du coup <br /> J'ai sur ma liseuse plusieurs des livres de F Schiffter et même si je ne le suis pas toujours j'aime son esprit caustique, moqueur, j'aime sa dérision parfois.
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C
Merci Dominique de m'avoir prévenu du problème avec les commentaires.<br /> <br /> Je suis très content que F. Schiffter ait émis son opinion nette sur Nietzsche. Elle oriente la réflexion, ouvre des portes, forme la pensée, permet de se poser les bonnes questions et c'est cela la philosophie, à mon niveau. J'ai entrepris le très bon Nietzsche de Zwzeig : il rejoint beaucoup de que vous dites, Nietzsche n'était pas un intellectuel voulant établir une doctrine et s'en satisfaire mais un chercheur de vérité exalté au point de ne jamais s'en contenter. Ce qui l'a conduit à des égarements et à la chute. <br /> J'essaierai de trouver les écrits de Colli dont vous parlez.<br /> Mon billet sur ce philosophe souvent teinté d'antisémitisme tombe mal quand on tue ignoblement dans un musée juif de Bruxelles. C'est regrettable mais chacun aura compris que l'objectif du billet sur le livre de Thomass est autre part. <br /> Schiffter est un philosophe original et j'apprécie ses essais. Éclectique, il vient de proposer un ouvrage sur C Cardinale. Je suis tenté par son titre « La beauté ». <br /> Il ne m'en voudra pas, j'espère, si je vous demande lesquels parmi ses ebooks vous avez ?