Livres - Littérature - Christian WERY

Nietzsche

Nietzsche

Mes premiers jours sous les drapeaux, fraîchement tondu, furent placés sous le signe de Zarathoustra. Non que j'y fusse porté par la voix d'un Zoroastre prophétisant, clamant les mythes d'hymnes patriotes : il y avait juste ce copain de chambrée qui lisait Nietzsche et me rappelait sans cesse ce que lui avait soufflé Zarathoustra, de bien meilleur que bottines et ceinturons à faire blinquer. Futé, il réussit à se faire passer pour cinglé (peut-être l'était-il ?) et réformer, exploit qui, à mes yeux, valait bien que je m'informe de Zarathoustra. Je n'y compris pas grand-chose : comme le précise Balthasar Thomas dans la bibliographe commentée de Nietzsche en fin de volume, Ainsi parlait Zarathoustra est de peu de secours pour celui qui veut s'initier à sa pensée, avec un langage poétique lourd, parodique et répétitif, bien que la dernière partie soit un monument de littérature. Privé à vingt ans de cet avertissement du professeur agrégé de philosophie, celui-ci m'aura permis d'assimiler le philosophe allemand une quarantaine d'années plus tard, par le biais de S'affirmer avec Nietzsche.

 

Nietzsche prône la singularité personnelle pour sortir du troupeau, de composer avec ses faiblesses en leur donnant un sens, de repenser la morale, de vivre intensément et de façon créative. Bref de se transformer, de s'affirmer suivant une morale de «forts». À  défaut, si on s'estime trop mûr pour se faire ou se changer, si l'on n'est pas attiré par cette pensée très antichrétienne, n'est-il pas passionnant de la saisir pour la réfuter en connaissance de cause ? 

 

Trois parties, trois étapes : d'abord cerner les problèmes, c'est-à-dire le nihilisme, le non-sens de la condition humaine. Des idées nouvelles permettent ensuite d'interpréter les problèmes, de changer radicalement sa manière de voir. Enfin quelles actions concrètes, quelles recettes entreprendre pour changer une manière de vivre, pour prendre une vie en main ? Chaque chapitre est suivi d'une série de « questions vitales » que chacun se posera pour comprendre sa singularité, ouvrir ses propres perspectives à la lumière de ce qu'a écrit Nietzsche, soit de « philo-actions » qui orientent le lecteur vers des attitudes, des méthodes. Expliquée très clairement, avec un peu patience et de concentration, la pensée de Nietzsche est accessible à tous grâce à ce genre d'ouvrage. Thomass est aussi l'auteur de Être heureux avec Spinoza (2008), également aux éditions Eyrolles. 

 

Nietzche (1844-1900) en 1872  

 

Voici les idées centrales de la pensée nietzschéenne suivant le schéma adopté par B. Thomass. 

 

• Nietzsche se veut le médecin de la maladie de l'homme appelée nihilisme : l'impression que rien n'a du sens, que la vie est sans valeur, que l'effort n'en vaut pas la peine, que tout se vaut, le bien comme le mal, richesse et pauvreté, beauté et laideur. (p.12)

 

• En conséquence, la philosophie des époques nihilistes – quand elles ne versent pas dans leur contraire, le fanatisme – est le scepticisme : l'homme ne sait plus énoncer de oui franc, ni de non définitif. Il y a deux scepticismes : celui de l'exigence intellectuelle qui refuse de se soumettre à tout dogme, à toute certitude rassurante, c'est le scepticisme actif. L'autre, passif, est las, ramolli et fatigué, celui de ceux qui sont soulagés de ne plus porter le poids d'une croyance et de ses exigences.  (p.24)

 

• Le bonheur n'est pas un but mais un effet secondaire de l'effort, de la volonté, du désir, de la projection hors de soi. Le bonheur tranquille, dépourvu d'enjeu, de contenu, de but n'est qu'un vide défini par ce qu'il n'est pas : absence de danger, d'agitation, de douleur. (p.27)

 

• Nos lois, nos institutions ne visent pas à favoriser l'intensité de la vie, mais à décourager ou interdire ce qui pourrait lui nuire. Ainsi, c'est la peur qui nous gouverne au lieu du désir. […]... nous stérilisons le hasard. (p.29)

 

 

Chaque unité de vie, humaine, animale, végétale est animée par le même sens : le besoin de croître, augmenter, s'épandre, s'intensifier, se renforcer. C'est la fameuse volonté de puissance qui pour Nietzsche anime tout le vivant. Et même la soumission est une manifestation de cette volonté, car se soumettre à une autorité permet de participer à cette force dominante, d'en devenir le parasite et s'en servir pour soumettre ce qui est plus faible. (p.50)  

 

Nietzsche par E. Munch ( 1906)

 

• La morale aristocratique chère au philosophe allemand manifeste le contentement d'être soi-même, de la gratitude envers la vie : « Nous les nobles, nous les bons, les beaux, les heureux ! ». (p.65)

 

• Critique virulente du christianisme tel que le philosophe l'a vécu. Il lui reproche de célébrer la pauvreté spirituelle, l'humilité, la laideur, le dénuement, c'est-à-dire le contraire d'une vie riche et intense. Le christianisme veut détruire ce qui est vivant, renforce et séduit au profit de ce qui affaiblit, déprime et étrangle la vie, en exaltant comme réalité ultime des vacuités mensongères telles que l'au-delà, la vie éternelle, la résurrection l'âme, etc... Thomass ajoute que la cruauté avec laquelle cette religion a persécuté ses ennemis a été fidèlement copiée par des défenseurs d'utopies communistes. Il insiste sur le mécanisme qui abonde dans nos vies où l'érection d'un idéal n'est que le cache-misère d'un profond dégoût pour la réalité.

La religion chrétienne créerait sa morale en niant les valeurs aristocratiques. Tout ce que l'aristocrate jugeait « mauvais » devient « bon » par contradiction. Le renversement de la valeur accordée à la force vitale conduit à transformer la faiblesse en mérite, l'impuissance en bonté, la crainte en humilité, la lâcheté devient patience, la vengeance devient justice,... jusqu'à ce que la haine pour les maîtres deviennent « amour ». (p.66)

On comprend ici que les conceptions nietzschéennes puissent susciter de vifs débats, de grandes contestations et remises en question des valeurs égalitaristes et démocratiques.

Je propose de revenir dans un second billet sur d'autres notions nietzschéennes essentielles, particulièrement celles qui ont été mal interprétées, voire détournées, que l'auteur de ce livre didactique tente de restituer à une place qu'il juge conforme.

 

Source Wikipédia

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K
Merci de signaler cette collection tout d'abord et ensuite pour les échanges avec M. Schiffter.
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C
Comme dit dans l'article, Nietzsche est sujet à des contestations et débats. Je trouve que recevoir l'avis d'un auteur de livres de philosophie, qui a vraiment lu Nietzsche, est important et je lui en suis gré.<br /> <br /> Merci à toi de passer régulièrement, à bientôt K.
F
Bonsoir,<br /> <br /> Nietzsche chercha à dépasser Schopenhauer, son maître (cf. &quot;Schopenhauer éducateur&quot;, in &quot;Considérations inactuelles&quot;), et crut le faire en retournant son pessimisme. Le vouloir-vivre, absurde et tragique, devint volonté de puissance. La négation de toute valeur, devint affirmation de nouvelles valeurs. La nullité de l'homme devint quête de surhumanité. En fait de dépassement, nous assistâmes avec Nietzsche à une régression par rapport à la philosophie de Schopenhauer, à une tentative de restauration d'illusions et de chimères que ce dernier avait méthodiquement bousillées. La supériorité intellectuelle de Schopenhauer sur la pensée de Nietzsche est, bien sûr, en même temps, ce qui la dessert: là nous avons un scepticisme radical que nul parti ne peut exploiter, ici des prophéties et des hallucinations qui emballent par leur confusion même les esprits les plus ingénus et avides d'enivrements conceptuels. L'ironie de l'affaire est que Nietzsche, l'exalté et le fiévreux, se voulait médecin... Pareille prétention suscite la méfiance de l'honnête homme.<br /> <br /> Bien à vous,<br /> <br /> Frédéric Schiffter
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F
Nietzsche s'est mis à détester les antisémites quand il s'est fâché avec Wagner. Jusque là, en accord avec ce dernier, il stigmatisait l'enjuivement de la civilisation — ses derniers avatars étant le socialisme, la démocratie, le féminisme, l'anarchisme, les droits de l'homme. Dans l'&quot;Antéchrist&quot;, il rechute en écrivant que les premiers Chrétiens devaient puer autant que les Juifs polonais (cf. § 46) . Un philosophe-artiste.
C
Difficile d'y comprendre quelque chose : je veux dire sans aller aussi loin que vous,car évidemment. rien n'est simple. De plus, je n'ai pas lu &quot;La généalogie de la morale&quot;.
C
Toutes les subtilités que vous m'expliquez sont d'un grand intérêt. Le marécage antisémite du XIXè siècle, comme vous dites, faisait peut-être qu'il était difficile d'y échapper ? Philosophie Magazine (n°74, p. 53) de ce mois affirme (sommairement) que Nietzsche détestait les antisémites, avouez qu'il est difficile d'y comprendre quelque chose. <br /> <br /> Je suis béotien et n'oserais pas me piquer de nietzschéisme, rassurez-vous. Merci en tous cas pour les liens judicieux vers vos billets qui m'ouvrent des perspectives de réflexion plus larges.
F
Concernant Deleuze, je pense qu'il a misé sur Nietzsche dans les années 60-70 étant donné que Marx était &quot;pris&quot; par Althusser. Avec Nietzsche, il pouvait inventer la figure d'un philosophe en marge, critique de la civilisation judéo-chrétienne, un contestataire sans système, plus &quot;poète&quot; qu'&quot;idéologue&quot;. Pour que les étudiants gauchistes de l'époque aient là un maître, il fallait à Deleuze &quot;gauchiser&quot; Nietzsche. Il a fait ce qu'il a pu. D'autres, aujourd'hui, continuent cette entreprise de promotion d'un nietzschéisme correct, Onfray en tête, rebaptisé &quot;nietzschéisme de gauche&quot;. J'imagine la binette de Nietzsche si, de son temps, un gugusse tel Onfray s'était aventuré à lui trouver une sensibilité libertaire. <br /> <br /> Bien entendu, il m'importe peu qu'un penseur soit &quot;sympa&quot; — au reste j'ignore ce que cela veut dire —, mais il m'importe qu'il soit, comme disait Wittgenstein, un destructeur d'illusions. Ce ne sont pas seulement les considérations antisémites de Nietzsche qui me semblent indignes d'un grand esprit — l'antisémitisme était un marécage dans quoi communiaient nombre de philosophes du XIXe siècle, de droite et de gauche —, mais encore une fois, ses prophéties zarathoustriques, ses &quot;aurores&quot;, ses dithyrambes vitalistes.
C
Ce faisant, ces commentateurs dépolluent, ne gardent que le correct, passant sous silence ce que vous dénoncez.. Le tout serait de savoir si c'est intentionnel ou de l'aveuglement.
C
Vous indiquez clairement que certains commentateurs démocrates, sensés (tels Thomass, Deleuze), arrangent Nietzsche pour en dégager une pensée sympa, acceptable. Alors que Nietzsche ne l'est pas. Votre position a le mérite d'être nette et vous la justifiez.<br /> <br /> À vous lire, j'ai tendance à penser que la justification de ce genre de livre est peut-être, trivialement, de profiter du logo &quot;Nietzsche&quot; pour faire un recueil de recettes sur l'affirmation de soi ?
F
Autant il serait imbécile de &quot;diaboliser&quot; une pensée quelle qu'elle soit, autant il est malhonnête de réarranger celle de Nietzsche afin d'en faire un &quot;nietzschéisme correct&quot;, une doctrine sympa pour le démocrate — que l'auteur de la <br /> &quot;Généalogie de la Morale&quot; tenait dans le plus grand des mépris. <br /> Ce qui me dérange chez les commentateurs de Nietzsche, notamment chez Deleuze (je n'ai pas lu le livre de Thomass) c'est leur aveuglement à l'égard d'une pensée qui charrie des petits mythes — la brute blonde, Dionysos, la Vie, etc. — servant à fonder de prétendues valeurs — le Surhomme, l'Artiste, le Philosophe-Artiste, que sais-je. Nietzsche ne manie pas le marteau, mais le parpaing, la truelle et le plâtre pour élever des statues d'idéaux d'un épouvantable pompiérisme néo-classique. <br /> Aujourd'hui encore je ne comprends pas bien le charme que des esprits sensés trouvent à pareil virtuose du pataquès. <br /> <br /> Bien à vous,<br /> <br /> Frédéric Schiffter
C
Merci d'apporter votre avis, votre éclairage sur Nietzsche, ce sur/sous schopenhauerien (selon les tendances). Je suis heureux de découvrir votre réaction. <br /> <br /> Je regrette de ne pas avoir présenté les choses dans l'ordre : Shopenhauer vint avant et détermina l'autre. <br /> Le mérite du livre de B Thomass est de rendre actuelle et claire la pensée nietzschéenne, de tenter d'en tirer une vision non hallucinée ni enivrée. Je reste bloqué sur les notions exaltées d'éternel retour ou de surhomme, pour en citer parmi celles qui m'ont embarrassé. Faut-il pour autant diaboliser le vieux penseur fiévreux ? <br /> À l'heure où les idées fascistes fleurissent partout, je conçois qu'il est délicat de parler de Nietzsche qui a des relents dangereux. Permettez-moi, d'abord, de le lire avec discernement, ce que permet largement cet Eyrolles, hors polémique. <br /> <br /> Je relis votre commentaire : et si l'on trouvait en librairie de votre plume, un prochain jour, &quot;Le charme postiche des penseurs joyeux&quot; ?<br /> <br /> Très cordialement.
C
hum, désolée...une fois &quot;cette idée&quot; aurait été mieux...quoique deux idées!!!
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C
Merci d'apporter votre contribution à ce regard sur le vieux philosophe. Je crois que je vais lire la biographie que Zweig lui a consacrée, elle jettera sans doute une lumière sur la façon dont Nietzsche a élaboré sa philosophie, qui n'a d'ailleurs jamais été aussi pure et dure qu'on ne l'imagine. Il a parfois hésité et est revenu sur certaines affirmations.<br /> <br /> Les nuages ont repris le dessus ici, mais il fait doux.
C
Votre billet est lumineux en tout cas! <br /> Je garderai sûrement cette idée cette idée de peur qui nous empêche de faire, dire, être ce que nous sommes...si nous le savons malgré tout!<br /> Moi aussi j'attends la suite.<br /> Bonne journée, entre éclaircies et gouttelettes!
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T
La description des époques nihilistes correspond très bien à la nôtre, non ?
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C
Sans aucun doute. Je cite Thomass :<br /> «Le nihilisme peut avoir pour cause la force de l'esprit comme sa faiblesse. Nous pouvons cesser de croire aux idéaux de notre époque parce que notre esprit est devenu trop fort, trop exigeant, trop fin, et qu'il ne voit de ces idéaux que leurs fragilités et leurs impostures. Mais nous pouvons aussi cesser de croire parce que notre esprit est devenu tellement faible que croire quoique ce soit impliquerait trop d'effort.» <br /> Le nihilisme passif est une solution de facilité. On a le choix face à un champ de ruines : en faire un terrain de jeu pour expérimenter de nouvelles valeurs ou sombrer dans la médiocrité et la paresse.
A
Je ne sais pas si je me lancerai dans cette lecture, en tout cas, votre billet lui, est parfaitement clair et j'attends la suite avec intérêt. On dit tellement tout et son contraire sur ce philosophe.
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C
Pour tout vous dire, il m'effrayait un peu avant et même pendant cette lecture. Certaines idées prennent le contre-pied de questions de morale considérées par la plupart comme admises. En approchant cela, cela s'avère beaucoup plus subtil, intéressant et chacun(e) y trouvera matière à réflexion.
D
j'aime particulièrement cette collection et j'ai ces deux livres dans ma bibliothèque, je trouve que c'est une jolie façon de s'ouvrir à un philosophe, Nietzsche n'est pas facile d'accès car les aphorismes se contredisent, s'opposent et je trouve difficile d'arriver à se faire une idée juste <br /> Quant à Spinoza il mérite vraiment un guide, je me souviens de ma première lecture de l'Ethique, dico en main, allant du texte aux notes de R Misrahi, ce fut un parcours du combattant mais j'ai retrouvé dans le livre de Thomass tout la richesse du philosophe avec des compléments qui ont fini de m'éclairer <br /> Jolie collection<br /> Dans le même genre on trouve : apprendre à philosopher avec Montaigne chez Ellipses
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C
Vous faites bien de confirmer le bien que je pense de cette collection, j'ai trouvé soudain Nietzsche très clair ! <br /> Il me reste à acheter le Spinoza et, peut-être, pour être complet le Montaigne que vous mentionnez chez Ellipses. <br /> Philosophe en herbe, je les reprends un à un afin de m'en faire une bonne idée globale. <br /> Bonne journée Dominique !