23 avril 2014 3 23 /04 /avril /2014 06:00
Histoire des larmes - Alan Pauls

Il est question de trilogie pour ces « histoires » d'Alan Pauls, avec l'Histoire des larmes, suivie de celle des cheveux, puis de celle de l'argent que nous avons déjà abordée ici. Outre les titres bâtis autour du mot histoire qui découvre moult fantasmes à tout lecteur, outre le fait que l'on raconte ce qui est survenu depuis la naissance au même individu, confronté aux événements politiques marquants de son temps et à la séparation de parents hors normes, le concept de trilogie offre surtout une bonne raison de rester en compagnie de cet auteur appréciable, bien que ces trois livres puissent se lire indépendamment  – pour les gens pressés, l'histoire des larmes est la plus courte – et dans le désordre sans perte de compréhension ni d'intérêt.

 

Tout a été dit précédemment sur le style emberlificoté et virtuose d'Alan Pauls (que mon introduction semble pasticher). Je ne crois pas avoir précisé l'absence de divisions du texte en chapitres. Juste un interligne de-ci de-là pour respirer. J'en garde l'impression que l'auteur s'est assis à sa table pour se lancer d'un trait dans sa confidence, sans respiration, dans des phrases digressives où le lecteur s'essoufflerait plus vite que lui, qui les déroule en coureur de fond infatigable.

 

Ce gamin croit en la douleur. Il croit plus en son héros préféré Superman anéanti par les fameuses pierres maléfiques (la kryptonite) que lorsque celui-ci vainc les lois de la gravité et s'envole à la vitesse de la lumière. Son père le définit: il est, il doit être très sensible, au point qu'il est devenu habituel que ce fils verse des pleurs en présence de son père pour répondre à l'image voulue et au point de ne plus pouvoir pleurer dans d'autres circonstances. Lorsque vient la fin de ces journées enthousiasmantes passées avec son père à la piscine, il associe le bout des doigts brûlants et fripés par l'eau à la sensation qui l'habite lorsqu'il perçoit la douleur, la peine des autres. Il est une oreille à laquelle se confient volontiers les adultes. Puis les paroles d'une chanson : Tout doit éclore/Comme au printemps/Surtout rien ne doit mourir à l'intérieur  entendu dans un club.  Il comprend tout. Peut-être s'agit-il  du grand événement politique de sa vie : ce qui lui révèle la justesse de la cause pour laquelle il a toujours milité [la révolte] est en même temps et à jamais ce qui lui retourne le plus l'estomac [les confidences qu'on lui fait]. Dès lors il appelle cela la nausée. Puis curieusement, le 11 septembre 1973, après avoir vu l'incendie du palais présidentiel d'Allende au Chili à la télévision, il ne cèdera plus rien, surtout pas à son père. Il n'aura plus de larmes. Ce sera même à son tour de faire pleurer, comme on le verra.

 

Mais je tente d'expliquer alors qu'il est vain de vouloir résumer un livre d'Alan Pauls, il y a tant d'éléments disparates et secrets qui le composent... Comme est la vie tout simplement, sans réelle direction ni fil conducteur, hasards et coïncidences, multiple et complexe. L'argentin ne cherche pas à démontrer, il écrit ce qui s'est passé. Rien d'autre mais cela suffit souvent aux meilleurs textes, où l'on se retrouve, où l'on sourit et  partage.

 

Buenos Ayres

 

On lit beaucoup que Pauls écrit sur l'histoire argentine, sur les événements politiques de l'Amérique du Sud : l'objet de ce livre n'est pas là du tout, car cette toile de fond  sert d'abord à l'exploration de l'intime, d'une enfance. Cet officier mémorable, voisin de palier, qui garde l'enfant de quatre ans sur son tricycle est un tel moment de lecture...! Le coup de théâtre final lié à ce militaire se rattache de fait à l'histoire du pays, mais les dernières lignes du roman qui suivent reviennent encore sur les larmes, à mille lieues d'histoire de révolution. 

 

Dans l'histoire de l'argent, puis dans celle-ci, je trouve que Pauls a brossé, souvent de façon allusive, le tableau d'un personnage saisissant, pathétique qui vaudrait mille romans : la mère. Aux deux tiers du triptyque, cette dépressive meurtrie se dessine pour moi de plus en plus nettement. Les révélations finales liées à l'argent, les derniers mots des larmes sont pour elle. À quand Histoire de la mère ?     

 

Je voudrais répondre ici à des interrogations qui m'ont été faites sur Alan Pauls et le cinéma en citant l'auteur au sujet des adaptations de ses livres :  [...]. Mais en termes d’écriture, cinéma et littérature s’ignorent complètement. Aucune zone commune entre eux : ces deux pratiques voisines impliquent des contrats, des situations, des protocoles absolument différents. À tel point que je ne me sens jamais autant écrivain que lorsque je découvre pour la première fois l’adaptation de l’un de mes scénarios au cinéma. Face à la précarité des mots, je supporte mal l’aspect définitif que produit l’image sur l’écran. Mais ça n’a rien à voir avec la qualité du film ou avec la trahison ou non de mon histoire. C’est plutôt d’ordre ontologique. Et là, je suis toujours du coté de la littérature… (Voir l'entretien complet sur "écrivains argentins").

 

Jean-Louis David - La douleur d'Andromaque (1783)  

 

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2 avril 2014 3 02 /04 /avril /2014 06:00

 

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Le salon du livre de Paris qui mettait à l'honneur la littérature argentine m'a conduit vers les rayons sud-américains de la bibliothèque provinciale de Liège. J'espérais peut-être, malgré moi, trouver un nouveau Borges : deux noms d'Argentine tombèrent dans ma gibecière (il y a en moi du chasseur dans ces lieux dévolus aux livres), Juan José Saer et Alan Pauls. Le premier, aux descriptions longues et méticuleuses, très visuelles, m'a d'abord séduit (avec le roman Le Tour Complet) mais trop vite lassé, avec des interminables descriptions sans que l'objet du récit ne prenne consistance. J'ai pensé à Hemingway : tout est apparence extérieure, l'intime se devine (ou pas).

 

Alan Pauls (non présent à Paris) est autrement dense, maître de l'intrication, de l'intime à l'histoire du pays, du secret à l'universel. L'incipit saillant Il n'a pas encore quinze ans lorsqu'il voit son premier mort en personne vous enlève jusqu'au bout, sans temps mort. 

 

La première marque de Pauls est son style qui rappelle celui de Proust. Élégante et tortueuse à la fois, sa phrase est virtuose, serpente, morcelée entre tirets et parenthèses, pour choir entière aux pieds du lecteur ravi, quelquefois irrité d'avoir dû la relire. Irritation rapidement voilée par l'éblouissement que procure la maîtrise de l'écrivain pour traduire le sens d'une idée aux multiples facettes, comme des yeux d'insectes, pour reprendre l'excellente métaphore de Guillaume Contré[1] : La phrase de Pauls fragmente la temporalité telle les mille facettes d’un œil de mouche, prétendant ainsi embrasser plusieurs moments d’un seul coup, afin de mieux en souligner les lignes de force communes ; elle retranscrit la complexité d’une perception, la sinuosité d’une pensée ; elle prétend à la totalité, cherchant à unir des éléments à priori disparates et à en démontrer coûte que coûte la cohérence cachée. Elle est ludique, d’une certaine façon, mais elle n’est pas qu’un jeu. Précise et détaillée, elle est aussi une perpétuelle prise de distance, une manière de survoler son objet non pas pour en diminuer la valeur mais pour mieux en présenter le plan d’ensemble depuis le détail, comme une image légèrement biscornue sur laquelle on opérait des zoom successifs et interpénétrés. Quand je disais «dense», c'est à cette simultanéité de la pensée que je pensais : il vous est dans doute arrivé, pour un sujet précis, d'avoir soudain en tête une foule d'idées qui surviennent quasi simultanément, l'envie de tout dire à la fois, car tout est d'égale importance et ne se comprend qu'ensemble et au même moment. Voilà le style paulsien. Proust me semble toutefois plus harmonieux car je n'entends pas (je peux me tromper) les textes de l'argentin franchir le seuil  de la lecture à voix haute.

Il s'agit de littérature traduite mais Alan Pauls parle[2] un excellent français : je ne sais si ceci l'explique ou si la brillante traduction de Serge Maistre est parfaite mais on a constamment l'impression de lire un texte rédigé en français original. L'origine latine de la langue y aide certainement.

 

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Histoire de l'argent fait partie d'une trilogie (Histoire des larmes, Histoire des cheveux) qui a pour thème l'histoire récente de l'Argentine. Si ce ne sont les nombreuses allusions aux problèmes économiques graves (dévaluations, changements de monnaie, inflation) qu'a connus le pays à la fin du 20ème siècle, l'histoire nationale passe ici à l'arrière-plan : l'axe en est l'argent, le rapport que les êtres entretiennent avec, la façon de le dépenser, de le manipuler. Rapport pathologique surtout avec trois personnages, fils, père et mère suivis plusieurs décennies en héritages et faillites, magouilles et caprices ruineux, où les sentiments semblent valorisés comme de la monnaie. Ruine financière et relationnelle relatée sur une ton parfois parodique, parfois glaçant, remuant, car Pauls est davantage qu'un essayiste : il conduit le lecteur précisément là où des larmes seraient peut-être de mise, là où le désespoir repose douloureusement. Mon avis diverge de celui de Guillaume Condé qui ne les voit que comme des représentations au service des idées de l'auteur. Pour moi, Alan Pauls est un grand intellectuel mais son roman est autant une étude qu'un récit très humain de vies soumises à l'argent. Il est vrai que Pauls ne cherche pas de réelles incarnations, utilisation de la troisième personne, peu de descriptions personnelles, ni même de prénoms. Néanmoins certains moments m'ont paru si forts que leurs acteurs se sont incarnés automatiquement. Et grandement

 

Multiple facette de la phrase, digressions nombreuses à tel point que le roman lui-même en paraît une grande. L'essentiel est que l'intérêt demeure et la curiosité en éveil quand l'auteur s'éloigne sur les entiers digressifs pour revenir sereinement, avec l'assurance d'un guide éprouvé, au propos de départ : la maladie de l'argent, universelle, plus que jamais actuelle, révélatrice de désordres affectifs. Très bonne découverte que ce roman âpre, la plus belle étant d'avoir envie de connaître mieux ce pays culturellement très riche où la littérature connaît de si belles pages.  Mil gracias señor Pauls !

 

alan-pauls-banc-brut-710x300-crop.jpgAlan Pauls

 

[1] L'escalier des aveugles : quel blog tourné vers à la littérature sud-américaine !

[2] Écoutez la présentation en fin d'article.

 

 

Histoire de l'argent - Alan Pauls

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3 avril 2012 2 03 /04 /avril /2012 10:42

 

large.jpgJe me suis dépaysé avec ce roman pas vraiment loin dans l'espace, le sud espagnol, mais issu du 19ème siècle, période dans laquelle je ne plongeais plus, profonde et presque oubliée de mes neurones rivés au moderne, un 19ème siècle qui m'est apparu comme un pays reculé. Retour vers les classiques donc mais à travers une œuvre désertée, toujours guidé par une incurable nature exploratrice.

 

Avec cet ouvrage de fiction publié en 1874, Juan Valera (1824-1905) remporta un des plus grands succès de vente de l'époque (près de 100.000 exemplaires et traduction en dix langues). Il a fait croire astucieusement qu'il s'agissait d'un manuscrit authentique découvert dans une cathédrale andalouse, rédigé par son doyen, qui aurait transcrit les lettres et narré les amours d'un séminariste Luis de Vargas avec la très jeune veuve Pepita Jiménez. Le compositeur Albeniz en tira un opéra en 1895 et trois versions filmées ont également été réalisées à partir du livre. 

 

Cette traduction françaisepubliée aux éditions suisses Zoé dans la collection ''Les classiques du monde'' comble une lacune: la traduction diponible à la Bibliothèque Nationale de France est une version amoindrie du roman, dont la troisième partie manque et dont la critique s'est accordée sur l'insuffisance. Juan Valera lui-même la qualifia de version archidéplorable. L'édition présente (2007) constitue donc l'unique traduction française acceptable de ce grand classique espagnol2

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Le futur prêtre retourne séjourner dans son village natal alors que son père, frère du doyen confesseur de Luis, projette de se remarier à la belle Pepita. Cette dernière tombe amoureuse du fils dont les sentiments deviennent rapidement réciproques, si bien que le pauvre garçon est confronté à une vive lutte intérieure, balancé entre son mysticisme, son penchant amoureux et sa réticence à entrer en concurrence avec son géniteur. La première partie du livre est faite des lettres éthérées que Luis envoie à son supérieur le prieur, dans lesquelles il témoigne de la naissance de sa passion et du dilemme qui le tenaille. La seconde partie est présentée par Valera comme la relation par le doyen de la cathédrale du dénouement de la crise sentimentale et religieuse tandis que la troisième rapporte des lettres du père et complète le récit en faisant office d'épilogue. Il y a ainsi plusieurs niveaux de narrations: les lettres de Luis et de son père, le récit du prieur et les interventions adroites de l'auteur destinées à renforcer l'idée qu'il s'agit bien d'un manuscrit authentique.

 

Le style épistolaire favorise les perspectives différentes et l'ironie à distance de l'écrivain qui brocarde silencieusement la mentalité religieuse emphatique et le cléricalisme formel caractéristiques de l'Espagne. Le roman reprend les thématiques préférées de Valera: l'ennui des conventions sociales, la force souveraine de la jeunesse, la priorité des sentiments, l'idéal du bonheur. Le récit est jalonné de références érudites3 (grec ancien, personnages bibliques) dans lesquelles il faut voir l'humour de l'écrivain désireux de faire de son personnage un être imbibé de littérature dévote et mystique, un peu comme Don Quichotte l'était de littérature chevaleresque. Les auteurs espagnols de l'époque avaient le souci de cette noble filiation...      DG-Pepita.jpg

Si ça a l'air d'être écrit, alors je réécris: ce conseil d'atelier d'écriture du vieil auteur américain Leonard Elmore n'a évidemment pu être suivi par Juan Valera, de plus d'un siècle son aîné, impliqué dans une société où ses relations littéraires l'inclinaient certainement à ce niveau d'affectation dans l'expression écrite.

Je dois reconnaître que cette lecture m'a parfois demandé de la détermination pour accompagner l'auteur dans son style à la fois guindé et rigoureux. Cette préoccupation d'excellence est louable mais rend, à mon avis, la prose inadaptée à un roman4 dont les dialogues sont loin de ce qu'on attend d'un parler ordinaire régional. Ceci est crucial dans une scène charnière tendue entre Pepita et Luis où la conversation paraît issue d'un théâtre ancestral.

 

Reste que l'ouvrage constitue un bon témoignage social sur une bourgade andalouse du 19è siècle, autant dans les divers aspects décrits que par la manière clairvoyante et malicieuse avec laquelle l'ancien diplomate la restitue. J'ai particulièrement été séduit par le dénouement du récit qui, au-delà de l'écriture empesée, traduit le travail d'un auteur souriant et humaniste. J'ai encore découvert en compulsant des notes que Juan Valera a été surpris du succès rencontré par son livre et qu'il l'avait davantage écrit par amusement que par ambition d'auteur. 

 

Pepita Jiménez ? Une trajectoire étonnante pour le roman intelligent d'un dilettante érudit !

 

Lu en format PDF sur Sony T1

 

1 De Grégoire Polet.

2 Je tiens à remercier les éditions Zoé et le club des lecteur numériques de m'avoir permis cette découverte. 

3 La lecture sur mon Sony T1 après agrandissement de la police implique (format PDF ou ePub) que les notes de bas de page se retrouvent à la page suivante sur la liseuse. L'absence de lien aller/retour rapide vers les notes explicatives (elles sont en fin de volume dans certains ebooks) rend la lecture numérique fatiguante dans le cas d'ouvrages où les références abondent. Le saut de page un peu ralenti ainsi que l'alignement imparfait du texte en format PDF accentuent l'inconfort. 

4 Flaubert, Maupassant ou Anatole France, par exemple, me semblent écrire écrire de façon plus sobre.

 

2011-09-41-copie-1               

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