16 octobre 2013
3
16
/10
/octobre
/2013
05:00
Moi et mes multiples. La succession de ces «multiples» est semblable à ces miroirs baroques où les images, par le jeu d'un seul
reflet, s'enchaînent à l'infini. Elle est goûtée par Montaigne parce qu'il endosse la responsabilité d'être lui-même avec ses contradictions et ses impossibles, ses sommets et ses abîmes. Et le
fait d'accepter les différents «moi» fait de lui un personnage bien en chair - et non un auteur en chaire -, un homme bien réel, une identité permanente.
Joseph Macé-Scarron1 - Montaigne, notre nouveau philosophe
1 Un article de Bibliobs rappelle que Macé-Scaron, ironie du sort, a connu quelques critiques dues à ses identités plurielles.
Publié par Christw
-
dans
Pages marquées
12 octobre 2013
6
12
/10
/octobre
/2013
05:00
Je sais encore les mots qui rouillent sur ma langue depuis des années, je sais parfaitement ceux qui me fondent dans la bouche,
ceux que je peux à peine avaler, à peine extraire de moi. Au fond, ce n'étaient pas tellement les choses que j'avais de plus en plus de mal à acheter ou à voir, c'étaient les mots les désignant
que je ne pouvais plus entendre. Deux cents grammes de veau. Comment avoir ça sur la langue ? Non que je tienne particulièrement aux veaux. Même chose avec: une livre de raisin, du lait
frais, une ceinture en cuir. Tous les objets en cuir. Une pièce, mettons un schilling, ne soulève pas dans mon esprit le problème du trafic monétaire, des dévaluations ni de la couverture-or,
non: j'ai tout à coup dans la bouche un schilling léger, rond, un schilling qui me dérange, à cracher.
Ingeborg Bachman - Malina
Publié par Christw
-
dans
Pages marquées
11 octobre 2013
5
11
/10
/octobre
/2013
05:00
Je tutoie Malina et Ivan, mais ces deux «tu» se distinguent par une imperceptible, indéfinissable pression sur l'expression. Dès
le début, avec l'un comme avec l'autre, j'ai renoncé au «vous» dont je suis coutumière. J'ai découvert Ivan trop subitement, et je n'ai pas eu le temps de me rapprocher de lui par les mots, je
lui étais dévolue avant toute parole. En revanche, j'avais pensé à Malina pendant tant d'années, j'avais eu un tel besoin de lui que notre cohabitation, le moment venu, n'a fait que corroborer ce
qui aurait dû exister au lieu d'être contrarié par d'autres gens, par des décisions et des actions insensées. Mon tutoiement de Malina est précis et adapté à nos conversations et à nos
altercations. Mon tutoiement d'Ivan est imprécis, peut prendre diverses nuances, s'assombrir, s'éclaircir, se faire cassant, doux ou timoré, sa gamme expressive est illimitée; on peut aussi le
prononcer tout seul à de grands intervalles, le répéter comme une sirène, il est toujours d'une nouveauté alléchante, mais il n'a encore jamais été dit avec le ton, avec l'accent que j'entends en
moi-même quand je reste sans voix face à Ivan. Un jour, je porterai ce tutoiement à la perfection, mais ce sera en mon for intérieur et non avec lui. Ce sera le tutoiement parfait.
Ingeborg Bachman - Malina
Couple dans un canapé rouge (2004)
© Benoît Colsenet
Publié par Christw
-
dans
Pages marquées
8 octobre 2013
2
08
/10
/octobre
/2013
05:00
Réveil en musique: il pleut. Rester couché surtout: écrire n'est plus de mise quand la pluie sur le toit chante sans
effort, et son vers est impair et passe en sautillant. Parfois c'est un enfant à cloche-pied qui perd ses billes, s'arrête brusquement, les ramasse et l'on entend voler une mouche survivante;
parfois, c'est une promenade d'oiseaux qui picorent on ne sait quoi, et le vers est régulier, et la césure. Ce qu'il dit importe peu: c'est l'âme des choses qu'on croyait en allée pour toujours
et qui revient, remplit les creux. On s'en rend compte dès que la pluie a tourné le coin de la rue, pas besoin d'ouvrir les yeux. Le silence n'est plus l'absence de bruits, mais la voix soudaine
en nous, accordée, complice, de la vie et de l'être. Le temps ne passe plus. Et la terre est enfin bleue comme une orange. Les poètes ont toujours raison.
Guy Goffette - Extrait de Partance
Tiré de Partance, ce texte magnifique édité dans Les derniers planteurs de fumée, Folio 2 €, qui sent bon la Semois et le pays de Jodoigne, lieu de
naissance de Goffette. Chantre du voyage immobile, il vous en parle comme un enchantement.
Publié par Christw
-
dans
Pages marquées
24 septembre 2013
2
24
/09
/septembre
/2013
05:45
Chaque matin, Dieu nous donne un puzzle à résoudre. Et il nous faut bien une journée entière pour nous rendre compte que la pièce
manquante, c'est nous. Les Essais est un livre qui parle à tous, mais ne s'adresse à personne, parce qu'il revient à chacun, en levant son propre masque, de se donner un visage
nouveau.
Joseph Macé-Scarron - Montaigne, notre nouveau philosophe
Publié par Christw
-
dans
Pages marquées
15 septembre 2013
7
15
/09
/septembre
/2013
06:00
Ce qui fait la valeur d'un être mathématique, démonstration ou définition, n'est pas exclusivement
sa rationalité ou ses compétences opératoires mais aussi sa beauté. Ainsi de cette définition de la ligne droite: la circonférence d'un cercle infini.
Jérôme Ferrari - Aleph zéro
Publié par Christw
-
dans
Pages marquées
6 septembre 2013
5
06
/09
/septembre
/2013
05:30
Ce fut tout; il s'était tu. Et, à ce moment-là, Séraphin s'étant tu également, on avait senti grandir autour de soi une chose
tout à fait inhumaine et à la longue insupportable: le silence. Le silence de la haute montagne, le silence de ces déserts d'hommes, où l'homme n'apparaît que temporairement : alors, pour peu que
par hasard il soit silencieux lui-même, on a beau prêter l'oreille, on entend seulement qu'on n'entend rien. C'était comme si aucune chose n'existait plus nulle part, de nous à l'autre bout du
monde, de nous jusqu'au fond du ciel. Rien, le néant, le vide, la perfection du vide; une cessation totale de l'être, comme si le monde n'était pas créé encore, ou ne l'était plus, comme si on
était avant le commencement du monde ou bien après la fin du monde. Et l'angoisse se loge dans votre poitrine où il y a comme une main qui se referme autour du cœur.
[...]
S'étant habitués maintenant à peu près au manque d'air, bien que toussant encore part moments, ils se tenaient là, ayant
commencé une conversation à voix basse; et ça grondait sourdement sous eux pendant ce temps; et, comme ils avaient le ventre appliqué contre la montagne, ils entendaient avec le ventre les bruits
de la montagne qui montaient à travers leur corps jusqu'à leur entendement.
C-F Ramuz - Derborence
(1934)
Présentation de Olivier Barrot pour Un livre un jour.
Publié par Christw
-
dans
Pages marquées
21 août 2013
3
21
/08
/août
/2013
06:00
Mon Dieu, pense-t-il, aidez-moi à convertir l'existence en littérature ! Convertir Marie-Thérèse, le sol en lino, les Tucs, la
lumière triste, convertir Viry et les années en littérature. Je n'ai pas de plus grand souhait. Je forme un vœu, en avalant cette gorgée de Guignolet : donnez-moi le pouvoir d'exister en dépit et
au-delà du réel.
Yasmina Reza - extrait de Adam
Haberberg
Publié par Christw
-
dans
Pages marquées
14 août 2013
3
14
/08
/août
/2013
07:30
Nous avons beau nous étreindre, mon amour, sur cette Terre ronde nous nous tournons aussi le
dos.
Éric Chevillard - L'autofictif du 13 août 2013
Trait emblématique de ce drolatique pince-sans-rire aux réverbérations existentielles. Il suffit de rester à l'écart de l'autofictif pendant quelques jours pour y découvrir immanquablement des perles qu'on a loupées. Certain(e)s
placent l'@dresse dans leurs favoris. Autre alternative: ouvrir le blog dans un onglet permanent pour ne rien manquer.
Publié par Christw
-
dans
Pages marquées
11 août 2013
7
11
/08
/août
/2013
06:00
Parle-moi du voyage. Moi aussi je partais, souviens-toi, lorsque vous étiez enfants. Mon voyage annuel dans le
far east. Pendant des années, j'ai dit
far east pour dire Corée. Ensuite, les affaires se sont
étendues à tout le Sud-Est asiatique, quand je me suis mis à faire de la confection, j'allais à Hong Kong, Singapour, Macao bref... quelle différence ? Hôtels, usines, bureaux, déjeuners
d'affaires, aéroports, hôtels, palmiers, voitures américaines, usines, avions, soirées offertes par les fournisseurs, tu danses en chaussettes avec des genres de geishas qui t'ont nourri avant
comme un enfant avec des petits bâtons, pas des putes, mais pas des vierges non plus, tours des villes, monuments dont tu te fous, tu reviens la valise bourrée de conneries, babioles et
compagnie, et quel monde as-tu vu, où es-tu allé, il y avait dans ce simple mot far east tellement plus de confins, plus de rêve, tellement plus de voyage !
Yasmina Reza - Une désolation
Publié par Christw
-
dans
Pages marquées