24 avril 2014 4 24 /04 /avril /2014 06:00
Phallocratie

Sa grand-mère qui, en public, c'est-à-dire essentiellement en présence de son mari, n'ouvre la bouche que pour dire « oui » ou « bien » – et seulement lorsque celui-ci lui adresse la parole –, rire aux plaisanteries lestes des émissions comiques qu'elle regarde à la télévision ou enfourner des bouchées de nourriture qu'elle coupe préalablement en morceaux de plus en plus petits dans son assiette, lui avoue un jour que son mari vient de découvrir, caché dans un bas, l'argent qu'elle a économisé jour après jour et pièce par pièce pendant quatre ans, le détournant sans qu'il le remarque de la très modeste enveloppe qu'il daigne lui donner afin de pourvoir aux dépenses courantes de la maison, dans le but de s'acheter un rasoir capable d'en finir avec le duvet qui lui fait honte depuis qu'elle a combien, trente ans ?, et que son mari, naturellement, ne veut pas et n'a jamais voulu qu'elle élimine de son visage, car il sait que, bien que ce duvet ne lui plaise pas à lui non plus tant il la vieillit prématurément et lui donne un air masculin, il remplit une fonction quoi qu'il en soit vitale, peut-être la plus vitale de toutes, empêcher que puisse la trouver désirable un autre que lui qui, par ailleurs, ne la désire plus depuis des années, et qu'après l'avoir trouvé et l'avoir obligée à comparaître devant lui sur le lieu même du délit, comme on dit, il a compté les billets et les pièces de monnaie un par un puis a calculé le montant exact qu'elle lui avait volé selon lui, avant de la contraindre par la menace, y compris physique, à révéler l'usage qu'elle pensait faire de cet argent, puis l'a forcée à jeter jusqu'au dernier centime dans la gueule sombre de l'incinérateur.

 

Alan Pauls - Histoire des larmes

   

Granick

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commentaires

K
Très bel extrait, souffle remarquable.<br /> Avec Pauls, je fais ainsi des liens avec Viel Bolano. <br /> Et même Fournel même si cela semble moins direct. Merci.<br /> <br /> Et il est très bien vu et venu que cette longue phrase étouffe par son intensité, c'est ce qu'elle décrit !
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C
Exactement ! <br /> Fournel, la pataphysique, je vais voir de ce côté. Merci.
N
Wow ! La tension va crescendo jusqu’à la chute. J’étais sur le bout de ma chaise. Il faut quand même du génie pour arriver à rendre, en quelques mots, toute l’horreur de la domination de l’homme sur la femme. Bravo Allans ! Cette histoire de rasoir est une forme de contrôle, insidieuse et perverse, qu’on retrouve sous toutes les formes que l’on peut connaître dans certains pays.... Excellent Christian!
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C
Bonjour Nadine. Plus que la dénonciation d'une situation désespérément phallocentrique, j'apprécie la phrase «pleine» de Pauls, vous le dites aussi : 'en quelques mots&quot;, qui présente le tableau complet d'un triste couple.
T
Il y a quelque chose de particulièrement odieux dans ces scènes de ménage liées à l'argent qui a motivé bien des femmes à assurer leur indépendance financière - votre intitulé le dit bien.<br /> Quant au texte, cette logorrhée me rappelle tout à coup &quot;La danse du fumiste&quot; de Paul Emond, ça vous dit quelque chose ?
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C
Paul Emond, je ne connais que de nom et en tant qu'auteur dramatique, si je me souviens bien. A mon retour, je penserai à m'intéresser à &quot;La danse du fumiste&quot; pour le relier à l'écriture de Pauls. <br /> Je vous laisse quelques jours avec des idées de vacances sur le blog. Portez-vous bien, bonnes lectures, à bientôt.
A
C'est une horreur ce passage ! (réaction épidermique) la longue phrase est aussi étouffante que la situation.
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C
Comme les avis peuvent être divergents : je suis plutôt admiratif de ce genre de phrases qui ne m'étouffent pas mais me procurent une sensation d'élan, de rythme agréable. Et si je comprends que vous soyez horrifiée par la situation décrite, la caricature me fait sourire. <br /> Enfin de l'admiration encore pour Pauls qui brosse en quelques lignes un tableau familial que certains mettent 250 pages à établir.