9 novembre 2013 6 09 /11 /novembre /2013 07:00

 

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Karl Kraus est l'auteur d'une œuvre abondante et un pamphlétaire hors pair. J'ai rédigé, il y a plus de deux ans, un compte-rendu sur Monsieur Kraus et la politique, recueil de textes fictifs de G.M. Tavares qu'aurait pu écrire Kraus. Rivages Poche reprend ici quelques pamphlets des débuts de l'autrichien datés de 1896 à 1909.

 

En ouverture, un court essai de Elias Canetti examine la verve et l'efficacité des discours de Kraus: il avait le don de condamner les gens en les faisant pour ainsi dire se condamner eux-mêmes. Avec des phrases construites comme des forteresses cyclopéennes,  il exécutait ses cibles et Vienne résonnait de la parole de l'orateur qui prenait à revers préjugés et conventions. Canetti explique comment il lui était intellectuellement assujetti – une dictature, écrit-il - avant d'apprendre à s'en détacher pour trouver sa propre voie, enrichie par l'apport de Kraus qui lui a appris la responsabilité et l'écoute véritable. Il est donc bon de souhaiter des modèles forts, retient Canetti    

 

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Trois textes ont retenu mon attention. Le premier intitulé Littérature démolie s'en prend à l'avant-garde littéraire qui se réunit au Griensteidl, café notoire de Vienne. Il fallait un fameux culot à ce journaliste inconnu pour critiquer avec une telle virulence la pointe du monde littéraire viennois. Les caricatures sont sévères, et on constate que la fatuité de ces cénacles littéraires, fréquentés par des personnages en mal de renommée, n'ont pas perdu de leur actualité. 

  

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 Café Griensteidl à Vienne en 1896


Autre diatribe virulente, Une couronne pour Sion, à l'occasion du premier Congrès de Bâle en 1897. Surprenants propos à l'encontre des Juifs, inimaginables aujourd'hui, après le génocide nazi, la fondation de l'état d'Israël et une situation au Proche-Orient préoccupante. «Dehors vous les Juifs» et «Oui, partons nous les Juifs», deux tendances ghettoïdes qui, selon Kraus, font converger sionistes et antisémites à l'aube du 20ème siècle. Ce texte permet de restituer un climat nationaliste tendu afin de les mesurer à l'aune du futur connu.

 

israel-jerusalem-copie-1.jpg Jérusalem ©  Bomshtein - Shutterstock

 

Beaucoup plus amusante, l'histoire de cette dame qui, suspectée par un inspecteur d'être une prostituée, déclara, en guise de plaisanterie, être sous la protection de la brigade des mœurs. Vérification faite, elle n'était ni l'une ni l'autre. Elle fut cependant conduite devant le juge pour... fausse déclaration. Kraus faisait la chasse à l'hypocrisie sociale et aimait dénoncer ces travers de la justice. En Autriche toujours, une prostituée, vraie celle-là, fut accusée d'avoir arboré la Croix d'honneur du jubilé militaire dans le salon de son lupanar. L'indignation engendrée conduisit la fille devant un premier juge qui l'acquitta, arguant de la non-valeur de la décoration en question. Mais le procureur finit par obtenir une condamnation de 20 couronnes en second prononcé. Ainsi, une fille qui reçoit une décoration d'un client en guise de paiement pour ses services, ne pourra l'arborer qu'assortie de frais de justice. Et Kraus, ironisant sur une échelle des fautes pour les dames de petite vertu, termine : la justice est une catin qui ne se laisse jamais gruger et prélève, même sur la pauvreté, le salaire de la honte. (La Croix d'honneur, 1909).

 

Après lecture des huit pamphlets, l'insistance sur la dénonciation de tout ce qui est nouveau — le progrès, la science, l'avant-garde littéraire  donne l'impression, à la longue, de propos systématiquement réactionnaires, sans nuance. Mais importent surtout le talent et la détermination du pourfendeur des faux-semblants que fut Kraus, mis au service d'un idéal humaniste et d'une vision prophétique du déclin de l'empire austro-hongrois. 

 

Traduit et présenté par Yves Kobry.    

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10 octobre 2013 4 10 /10 /octobre /2013 05:00

 

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Traduit de l'allemand (2008) par Philippe Jaccottet et Claire De Oliveira    

 

Il arrive que durant ce roman, qui par moments flambe et réjouit, on se demande ce que Ingeborg Bachman a voulu nous dire. Dès lors, entrer dans cette fiction ne laisse pas intact : ou bien rebuté par ce qui s'apparente à une tentative de déstabilisation de vos repères, vous laissez le livre là, défait, ou bien, éperonné, vous tenez à connaître les motivations non-conformistes, folie ou révolte, qui ont poussé cette autrichienne à déverser ses luttes et ses cauchemars dans un livre déconcertant. Peu avant de reconduire Malina incomplètement lu en bibliothèque, un article1 de Pierre Assouline m'a donné la résolution d'aller au bout et d'entreprendre une quête approfondie. Au nom de l'énigmatique beauté du texte et avec le sentiment stimulant de ne pas être seul en difficulté, le sens échappant parfois à Philippe Jaccottet lui-même, car il est vrai que cette histoire autrichienne n'aurait pu être écrite dans une autre langue que l'allemand.

 

Beaucoup de clichés et de légendes circulent à propos d'Ingeborg Bachman, et c'est seulement depuis une trentaine d'années que la critique scientifique explore cette œuvre majeure de la littérature en langue allemande de la seconde moitié du vingtième siècle. Elle est peu connue en France, sans doute en partie parce que sa traduction est difficile : Françoise Rétif est parmi ses biographes et traductrices francophones les plus compétentes et on trouvera dans ses publications un éclairage sur l'étonnante autrichienne.


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Ingeborg Bachman est née à Klagenfurt en 1926 et à l'âge de dix-huit ans, elle est une écrivaine prolifique avec des poèmes, des nouvelles, des lettres fictives, un drame et un journal de guerre. Étudiante en germanistique et philosophie, elle soutient une thèse brillante sur la philosophie existentielle de Heidegger qu'elle n'hésite pas à critiquer. Elle est tôt invitée à faire partie du prestigieux Groupe 47 et reçoit le prix qu'il décerne en 1953. La publication de son second recueil de poèmes et deux pièces radiophoniques lui valent une célébrité définitive, d'autant plus marquée qu'à cette époque, l'Allemagne en reconstruction s'empresse de reconnaître la poésie belle et émotive, riche de sa langue, qui fait oublier la shoah et renoue avec la tradition. Mais l'autrichienne dérange par sa féminité provocante et ses liaisons nombreuses, difficiles et scandaleuses. Partagée entre Rome, Zurich et Berlin, liée à des créateurs connus tels Paul Celan, Max FrischHenze, Weigel, elle manifeste une pensée critique à l'égard des pays germaniques et des hommes. Tout cela, sa mort accidentelle dans un incendie à Rome, ses silences prolongés, contribua à construire un mythe autour de son nom.

 

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Si on dépasse les jugements superficiels, on découvre dans l'œuvre une quête continue, des thèmes récurrents. Très engagée, elle n'a cessé de stigmatiser, dans tous ses poèmes comme en prose, tout ce qui s'apparente au drame autrichien de l'Anschluß, alourdi par l'implication de son père dans les violences nazies. Elle continuera à dénoncer le fascisme là où elle le voit, dans les sociétés capitalistes, colonialistes et patriarcales. Elle n'a cessé de considérer que l'écrivain a une mission à accomplir pour le progrès de la société. À cela s'ajoute le rôle de la femme auteur, trouver sa place et son identité dans une tradition dont elle hérite et qu'elle veut transformer. Sa soif d'écriture et d'idéal l'amèneront avec opiniâtreté et lucidité à adopter des formes littéraires nouvelles, de conception esthétique audacieuse. Elle démystifie un art intouchable, sacré, avec une écriture subtile, changeante, innovatrice. On touche là au caractère évident de Malina : transgression au plan de la forme et des idées.

 

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Malina, à fois journal intime et chronique fragmentaire, est le roman de trois êtres: une narratrice, nommée Moi, sa part masculine Malina, compagnon non amant, et enfin Ivan, l'homme aimé pour qui le livre doit être écrit. Il s'agit du seul roman achevé de la trilogie Façons de mourir (parfois traduite Genres de mort, maladroitement selon moi), car la mort brutale en 1973 écourta le projet. Malina, que l'on prend pour un nom de femme et c'est voulu, représente le père sévère, le surmoi social. Il tente de réconcilier la narratrice avec le monde ordonné, bien agencé, très masculin, qui s'oppose à une nature fantasque, rêveuse et passionnée. À la fin du roman, Moi s'efface, entre dans le mur et s'y enferme. Suicide symbolique mais aussi assassinat où on lira la contrainte exercée par les hommes pour intégrer la femme dans un processus de socialisation qu'ils structurent.

Françoise Rétif interprète plus avant la décision de disparaître dans le mur. Elle consiste, pour Moi, à se refuser à poursuivre l'écriture lorsque écrire signifie accepter de renoncer à tout ce qui constitue une écriture indissociable de la passion, de la volonté de la femme d'écrire pour l'homme aimé, Ivan. Car ce dernier l'a quittée. Dans Le livre à venir, Maurice Blanchot évoque l'idée de l'écriture comme une décision de s'y clôturer, une limitation en quelque sorte. C'est autour de cela que gravite Malina, à savoir — je cite Rétif — la thématique centrale de l'œuvre bachmanienne: qu'est-ce qu'écrire, si écrire signifie renoncer à la vie ? Qu'est-ce que l'art s'il faut lui sacrifier la vie ? Qu'est-ce que l'art s'il fait de la mort son œuvre ? Et qu'est-ce que l'art quand c'est une femme qui écrit ? La question de la femme écrivain est posée en terme de sexe (de genre): une femme peut-elle entrer dans le système symbolique sans renoncer à une partie d'elle-même ? Sur ce sujet, je préfère renvoyer au chapitre Art féminin, art paradoxal que développe Françoise Rétif dans ce bon ouvrage paru chez Belin, collection Voix  Allemandes 

 

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© Alfons Niex    

 

Le rapport des sexes est envisagé sous deux aspects dans cette fiction. D'une part, la dénonciation de la violence d'une réalité à travers l'image du Père, auquel Bachman consacre la seconde partie du livre, Le troisième homme, amalgame d'autorité brutale et d'inceste rapporté dans une narration onirique effrayante: Ce n'était pas mon père, c'était mon assassin. À côté de cela, il y a l'utopie de la réconciliation. Androgynie ou bisexualité qui abroge la séparation des sexes sans renoncer à leur complémentarité ni à leurs différences. Une relation idéale avec Ivan qui abolirait la schizophrénie dont souffre la narratrice. Un moment, c'est Ivan et moi; un autre moment nous; tout de suite après toi et moi. Rapport amoureux dans l'harmonie de la complémentarité, accord du corps et de l'esprit qui rendrait possible alors une écriture en tant que fruit de l'amour et trace de celui-ci. Opposition avec Lacan pour lequel, quand on ne peut avoir la chose perdue, on la tue en la symbolisant par la parole, de sorte que la parole serait meurtre de la chose. Au contraire chez Bachman, l'écriture serait la trace de la fécondité de l'amour. Forme de venue à l'écriture par la passion amoureuse, écriture qui n'est donc pas réparation de la perte mais gain d'amour, à l'opposé de la conception occidentale courante selon laquelle l'art est une forme de sacrifice. 

 

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Intégrer significativement ce roman, vous l'avez compris, est exigeant. Il convient de dépasser une lecture superficielle pour entamer un travail de documentation qui porte rapidement ses fruits et devient passionnant. Outre l'ouvrage chez Belin mentionné plus haut, j'ai trouvé des informations considérables dans la revue mensuelle Europe d'août septembre 2003 dont vous pouvez consulter les premières pages ici. Quelques articles sur le web dont vous trouverez un index . Saluons aussi la publication de ses œuvres chez Actes Sud

 

Afin de ne pas laisser une impression trop conceptuelle, deux extraits demain et dans les prochains jours.

 

Merci à Colo de m'avoir renseigné cet article: Espaces, Instants évoquera prochainement Ingeborg Bachman à travers Sept femmes de Lydie Salvayre.   

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30 août 2012 4 30 /08 /août /2012 07:18

Christian Bourgeois Éditeur - Collection Titres - 208 pages.

 

 

Si l'on voulait conclure sur Jünger, il faudrait avant tout éviter la facilité qui tend à accorder autant d'importance, sinon plus, à sa légende d'homme d'action, engagé dans la guerre, la politique et l'aventure, qu'aux milliers de pages de son œuvre d'écrivain. (Julien Hervier)

 

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Ce court récit développe un chapitre d' Orages d'acier considéré par Gide comme le meilleur livre de guerre jamais écrit. On doit au germaniste Julien Hervier cette traduction récente (2000)1 conforme à la dernière édition voulue par Ernst Jünger. Rappelons que ce dernier faisait partie des sturmtruppen de l'armée impériale allemande pendant la première guerre mondiale et qu'il a participé à la seconde comme officier, tout en se démarquant politiquement du pouvoir nazi.

 

Dès les premières lignes, Jünger feuillette tranquillement a posteriori ses carnets de notes du front de la grande guerre. Il y a les notes posées et soignées écrites dans une confortable maison des Flandres, les griffonnages maladroits et déformés pris sous un intense bombardement et encore les phrases survoltées et illisibles saisies après l'assaut au fond d'un entonnoir ou d'un bout de tranchée. De tout cela l'auteur tire un récit réfléchi, aseptisé, trop peut-être en regard de la barbarie qu'il couvre. Les horreurs, le bruit et la fureur ne sont pas éludés certes mais, et ceci est très personnel et n'enlève certainement rien à la beauté du texte, j'ai parfois éprouvé un hiatus ténu, subtil, mais gênant, entre des mots voulus élégants et la réalité qu'on sait. 

 

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L'auteur affiche distinctement son inclination militaire: ... jamais je n'avais vécu avec autant d'insouciance qu'en campagne. Tous est clair et simple, mes droits et mes devoirs sont réglementés,... j'ai mille compagnons d'infortune et surtout, à l'ombre de la mort, toutes les questions se résolvent dans une agréable insignifiance. (...). L'entourage est viril et sans ménagements, il s'agit de risquer le suprême enjeu ; on se rend compte que l'on a de la moelle dans les os et du sang dans les veines. Les soldats enrôlés n'ont pas tous manifesté un avis aussi accommodant.

 

On se bat pour des idées : ... dans ce combat où l'on se dispute un atroce champ de ruines surlequel s'affrontent deux images du monde,.... Et les grandes idées sont les plus abstraites : Ô parcelle de France ensoleillée où nous ont jetés des forces plus puissantes que nous, ne crois pas que nous gardions un cœur impassible au sein de ces devastations. (...). Tu ne seras pas épargnée, car rien ne peut être épargné quand la vie des peuples est en jeu. Et puis l'histoire commande : Il semble merveilleux que l'histoire puisse advenir quand on connaît la résistance que l'homme oppose à son appel. On sait hélas qu'aucun ordre nouveau (sic) espéré à l'époque n'est né du long gâchis.

 

Ces  réserves énoncées, il faut convenir qu'il s'agit d'une magnifique narration de guerre, empreinte du souci d'exactitude et de la note lyrique d'un romancier d'exception. Pour preuve la belle description du pays du front que je vous invite à découvrir dans la rubrique Pages marquées.

 

Le boqueteau représente un endroit stratégique à tenir ou à gagner. Dérisoire, limité, il symbolise la guerre de position et d'usure des tranchées: on déclenche l'enfer pour des arpents gagnés au prix d'énormes efforts et dégâts humains. Jünger fait merveille pour relater les actions qui conduisent au contrôle du petit bois. On mesure l'intensité dramatique de ces affrontements où le corps à corps est toujours de mise: ...l'instant où, sortant de son embuscade, on se trouve face à face avec un homme à courte distance. Tous les sens sont alors saisis d'un frisson qu'on ne peut comparer avec aucun autre sentiment. .... : à un stade où une troupe est encore capable de continuer longtemps à se battre avce l'aide de la machine, elle peut n'être déjà plus en mesure d'affronter le choc d'homme à homme.

 

Lors de ce conflit, les méthodes de guerre on grandement changé à la suite des progrès techniques et de l'industrialisation. La puissance de feu est devenue telle qu'elle modifie radicalement l'art de la guerre: Le feu a pour caractéristique d'être infiniment plus favorable à la défensive qu'à l'offensiveJünger analyse ces évolutions dans le dernier chapitre Feu et mouvement qui témoigne du pouvoir de réflexion et de synthèse de l'auteur allemand.

 

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Les Falaises de Marbre avaient été une révélation: j'attendais donc beaucoup de ce livre-ci mais malgré un texte parfait, je ne me suis pas senti dedans. Sans comparaison sur le plan purement littéraire, j'avais beaucoup apprécié À l'ouest rien de nouveau de E.R. Remarque et j'espérais inconsciemment retrouver celui-ci dans le combat pour le boqueteau. Mais c'était oublier la vision radicalement différente de la guerre que proposent les deux livres.

 

1 L'ancienne remonte à 1932

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