28 mai 2014 3 28 /05 /mai /2014 07:00
Au cœur de ce pays - J.M. Coetzee

Vieille fille solitaire, sous la contrainte d'un père veuf et tyrannique - le baas - et en compagnie de serviteurs noirs, Magda vit dans une ferme isolée, au cœur du veld en Afrique du Sud. Le père Afrikaner aime les femmes et lorsque le serviteur Hendrik revient à la ferme avec une jeune épouse, il l'attire dans son lit. Des rancœurs latentes s'attisent dans un climat psychologique étouffant. Magda, méprisée, ombre folle, éprouve un mélange d'amour et de haine pour son père : dans sa confusion, elle le blesse mortellement au fusil. Magda ne sait même pas où est l'argent des paies et la ferme périclite.Violée par Hendrik, Magda espère un moment sortir de sa sèche détresse, être reconnue comme une compagne par l'homme noir qui la visite la nuit : Pourquoi ne dis-tu jamais rien ? Pourquoi me prends-tu toutes les nuits si tu me détestes ? Pourquoi ne me dis-tu pas si je fais ce qu'il faut ? Comment le saurais-je ? Comment puis-je apprendre ? À qui dois-je demander ?  Mais dans ce pays, la parole d'amour et d'ouverture semble impossible et le langage même sera remis en question par cette femme au cœur de son délire. 

 

La tragédie est éprouvante, c'est un roman dur qui parle de peur et d'incompréhension, de haine et de folie sur fond d'expérience coloniale. L'atmosphère est hostile, le ton sec, à l'image du paysage, tandis que le monologue de Magda en souffrance se poursuit inlassablement, mené avec détermination par l'écriture d'orfèvre de l'âpre John Maxwell Coetzee dont c'est le second roman (1977).

 

 

Bien que ce récit soit une allégorie détachée d'une réalité historique précise, le  politique et le social sud-africains y sont présents de façon indirecte, comme dans la plupart des livres de l'auteur, sous forme d'une méditation approfondie sur la violence, la honte, l'aliénation, la désagrégation de la vie morale. 

Le roman est découpé en séquences courtes numérotées séquentiellement de 1 à 266. Certains thèmes se répètent en variations comme s'il s'agissait d'une construction symphonique et les unités se succèdent dans un rythme qui semble presque incantatoire. 
 
 
On regrettera que la quatrième de couverture de l'édition du Seuil révèle trop de la trame et de l'issue du récit : c'est totalement maladroit, surtout pour ce huis clos qui progresse pesamment, auquel l'indétermination des destinées aurait conféré de la vitalité à la lecture. 

 

Dans mes notes de lecture, je retrouve trois titres marquants du prix Nobel 2003 : le grand Disgrâce (1999, prix Booker), Vers l'âge d'homme et celui  que je me promets de relire Elizabeth Costello. Enfin, le recueil érudit et perspicace des chroniques littéraires sans complaisance De la lecture à l'écriture (2012) qui occupera une place de choix dans les bibliothèques des littéraires analystes. 

 

 

      Le film de Marion Hänsel tiré du roman de J.M. Coetzee

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6 mai 2014 2 06 /05 /mai /2014 06:00
De sang-froid - Truman Capote

 

Pour préserver le suspense lié à ce genre de roman, les futurs lecteurs éviteront les paragraphes du compte-rendu entre crochets rouges [...] révélateurs d'éléments sur le cheminement et l'aboutissement du récit.

En 1959, la famille Clutter du Kansas a été décimée de sang-froid par deux cambrioleurs. Le roman de cette affaire criminelle, édité en 1965 et devenu un classique, est un des plus grands succès de la littérature américaine avec près de huit millions d'exemplaires vendus. Il est l'œuvre de Truman Capote qui a eu accès aux documents des enquêteurs (Kansas Investigation Bureau) et aux déclarations des témoins,  y compris des assassins avec lesquels il se lia.  

 

Romancier ou journaliste ? Pendant la lecture (parmi mes plus captivantes des dernières années), on se persuade qu'il s'agit d'une reconstitution minutieuse car jamais ne s'éprouve  le sentiment de s'écarter de l'analyse crédible ni d'une psychologie pénétrante. On verra en fin de billet qu'il y a aujourd'hui quelques raisons de remettre cela en question. Dépassant l'aspect reportage par une narration rythmée comme un roman, Capote s'autorise quelques moments inspirés qui s'élèvent nettement au-dessus du mauvais lyrisme journalistique, sans effets dramatiques ni descriptions scabreuses. 

 

Le ranch des Clutter, lieu du drame

 

Il s'est écoulé un bon mois entre la découverte des quatre corps - le père égorgé puis achevé au fusil de chasse comme son épouse et leurs grands enfants, Nancy et Kenyon - et l'arrestation des deux suspects, Richard Hickock et Perry Smith. Le premier est cupide et voleur ; il n'hésite pas à donner un coup de volant pour écraser un chien ; il suppose à tort l'existence d'un coffre chez les riches fermiers Clutter. Son comparse Perry, un peu artiste, doué même, laisse entrevoir une personnalité très déséquilibrée. C'est lui qui aurait commis seul les meurtres si on s'en refère aux déclarations de Hickock lors du procès. Ma conviction est que le carnage résulte surtout d'un défi entre les deux bandits. Smith ressentait de lourds sentiments de dévalorisation qu'il compensait par des actes démesurés. Il reprochait à Hickock de ne pas aller jusqu'au bout de ses paroles, de ne pas avoir de cojones. Perry Smith a-t-il voulu s'affirmer aux yeux de son complice face aux victimes ligotées ? Ou, comme il l'a prétendu, a-t-il voulu prendre en charge le meurtre des deux femmes, qu'il attribue à Hickock, pour ménager la maman de celui-ci, présente au procès ?

 

Perry Smith (en haut) et Richard Hickock

 

Lorsque les condamnés se retrouvent dans l'antichambre de la mort pour de longs mois, suite aux multiples reports de l'exécution, Truman Capote s'attarde intelligemment sur les autres condamnés du lieu en retraçant leurs méfaits, mettant l'accent sur la difficulté pour ces meurtriers de situer les notions de bien et de mal, leur insensibilité morbide et leur irresponsabilité aux yeux des psychiatres. Capote mentionne les règles de la justice américaine, différentes selon les états, pour le déroulement des procès criminels. A cet égard, je cite le singulier blog temps-marranes qui décrit l'importance des protocoles dans l'affaire Clutter : Au Kansas, à cette époque, l’interrogatoire des témoins des procès criminels était régi par le protocole dit de M’Naghten, qui stipulait qu’un témoin doive répondre par « oui » ou par « non » aux questions posées. Il avait l’avantage de limiter l’impact d’un discours psychiatrique parfois lénifiant, d’imposer au témoin de prendre position, et de cadrer les débats dans des interprétations sans doute simplificatrices, mais utiles pour en raccourcir la durée du procès et limiter l’indécision des jurés (et, probablement aussi, faciliter l’erreur judiciaire…). Psychiatres, docteurs et pasteurs défilent donc à la barre, et sont soumis à cette règle quoi qu’il leur en coûte, car elle ne leur permet en aucune manière de nuancer leurs expertises et leurs jugements, comme le leur recommande leur foi ou leur savoir-faire.

 

Truman Capote dans le living du ranch

 

S'attarder sur les culpabilités mène insensiblement au titre du roman qui souligne, selon moi, autant le carnage commis froidement que l'exécution méthodique des coupables, le 14 avril 1964, entre minuit et deux heures du matin, après deux mille jours dans leur cellule de l'Allée de la Mort. En «assistant» aux pendaisons en compagnie de l'auteur, de Dewey, mais en l'absence de la famille , j'ai particulièrement ressenti – c'est une des vertus du texte de Capote – qu'une mise à mort demeure un acte insupportable car elle se commet, autant que le crime qu'elle sanctionne, de sang-froid. On dira que Capote a manifesté trop de compassion envers les deux hommes, pour Perry Smith particulièrement qui l'a profondément touché. On dira encore et à juste titre l'assassinat ignoble d'une famille sans histoire. Comme l'auteur l'écrit dès le début du livre, ...dans Holcomb qui sommeillait, pas une âme n'entendit les quatre coups de fusil qui, tout compte fait, mirent un terme à six vies humaines. Sur la peine capitale, le romancier rapporte ces propos de la bouche de Richard Hickock : Je suis pas contre. Ce n'est qu'une vengeance, je ne suis pas contre la vengeance. [...]. Ces gens qui écrivent des lettres aux journaux : [...] comment se fait-il que ces enfants de garce de tueurs mangent encore l'argent des contribuables ? Eh bien je les comprends. Ils sont furieux parce qu'ils n'obtiennent pas ce qu'ils veulent, la vengeance. Et ils ne l'obtiendront pas si je peux les en empêcher. Je crois à la pendaison. En autant que c'est pas moi qui suis pendu. ] 

 

Truman Capote  © Jack Mitchell via Wikimedia, CC 

 

Des documents découverts récemment par le fils d'un des enquêteurs principaux (Harold Nye) indiqueraient que Alvin Dewey, directeur de l'enquête, ami de Capote, aurait tergiversé avant d'accorder crédit aux déclarations décisives d'un détenu qui connaissait les intentions de l'un des tueurs, Hickock, à la suite de confidences en prison. Ceci aurait peu d'importance si la réaction molle du policier ne laissait soupçonner que les deux criminels pourraient avoir commis un autre meurtre durant ce sursis de liberté (celui de la famille Walker, similaire à celui des Clutter, dont on n'a toujours pas déterminé les auteurs1). Les facilités accordées par Dewey à l'écrivain pour suivre l'enquête de près, y compris les visites aux détenus en prison et l'accès au journal de Nancy Clutter, laissent supposer que ce dernier a embelli l'image du policier dans son roman, passant sous silence son manque de réactivité face au témoignage clé du détenu. On apprend aussi que l'auteur aurait favorisé auprès des studios d'Hollywood l'engagement de l'épouse de Duwey, pour une somme faramineuse, dans la production du film In cold blood tiré du roman. Mon opinion est que ceci n'enlève pas grand-chose à la valeur du récit proposé par Capote, car sans les facilités accordées par les autorités, policières ou autres, ce roman magistral n'existerait pas.

 

Le film de Richard Brooks

 

On sait que la lente descente vers les abîmes de Truman Capote à partir de 1966 est certainement liée aux liens qu'il a entretenus avec le prisonnier Pery Smith. Ils ont beaucoup conversé en tête à tête et il en est sorti épuisé au point de vivre l'exécution du condamné comme une délivrance. Le roman a dû coûter une grande énergie. Il est long, débute par la mise en scène des victimes et des tueurs quelques jours avant les événements, cite une multitude de confessions écrites et orales, se termine sur la pendaison des condamnés et leur derniers moments. C'est sobre, fouillé, complet. Le pire coexiste en l'humanité : poignant, inquiétant mais il est grand d'en faire un tel récit.  

 

En 2012, les corps de Hickock et Smith ont été exhumés afin de comparer leur ADN à des traces retrouvées sur les lieux du meurtre de la famille Walker. Ces examens rendus complexes par la dégradation des  ADN n'ont pas permis de déterminer une culpabilité, mais à ce jour les deux hommes sont considérés comme des suspects plausibles. A l'époque des faits, le détecteur de mensonges, encore imparfait, les avait innocentés, comme il est raconté dans le roman.

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17 avril 2014 4 17 /04 /avril /2014 06:00
Sukkwan Island - David Vann

On peut avoir envie de partir au bout du monde avec son jeune fils pour lui apprendre la débrouille et la nature, pour s'en faire un vrai ami. Mais on n'a pas l'impression que les motivations de Jim sont réellement celles-là. Il a de mauvaises relations avec ses deux épouses lassées de ses infidélités, dont la mère du garçon qui ne voyait pas d'un bon œil cette retraite sauvage sur une des 1100 îles désertiques de l'Archipel Alexandre, côte sud-est de l'Alaska. Partir permet parfois de reconstruire et conquérir de nouveaux territoires affectifs, la nature hostile scelle les liens qui permettent de l'affronter.

Roy a tôt fait de comprendre que l'affection de son père défaille, que le séjour sera difficile, terrible, dans cet endroit qu'il a envie de fuir, à trente kilomètres d'un éventuel voisin. Il veut retrouver sa mère, sa sœur car l'aventure le déçoit vite, il n'y trouve que labeur, froid et solitude. Le soir au moment de dormir, son père sanglote en silence. Pourquoi ? Il faut survivre et préparer l'hiver. Un jour son père l'emmène en expédition sur les sommets de l'île. À bout de souffle, perdus dans les nuages, ils manquent se perdre dans la nuit glaciale. Au retour à la cabane, tout est dévasté : un ours a fouillé les vivres et déchiqueté les boîtes de conserve, lacéré les sacs de couchage, démoli la radio. La colère de son père l'emporte sur les traces de la bête, laissant Roy seul deux jours, terrifié et désespéré. Il ne revient qu'après avoir abattu l'animal. Le garçon n'est pas certain que ce soit justice équitable, d'eux et des ours, qui sont les  intrus ? 

 

 

Il faut désormais enterrer les vivres, poissons et gibiers fumés, à l'abri des animaux curieux. Faire du bois, le garder au sec. Le travail est dur, les premières neiges, des pluies torrentielles et rien qu'une partie de cartes le soir, maussade, sans entrain. Puis survient le drame là où on ne l'attend pas, qui clôture la première partie du roman.

La seconde est un cauchemar dont le lecteur s'inquiète impulsivement de l'issue malgré les scènes pénibles, insoutenables, dont David Vann n'a aucun scrupule à décrire l'aspect sinistre. L'on comprend et accepte que cela se déroule de la sorte, car tout demeure authentique, atout d'un roman plus noir que thriller, qu'on ne lâchera qu'au point final.

 

Adroit mélange entre suspense et nature writing (Gallmeister), une réussite, récit intense et sans fioritures littéraires, au trait alerte, précis. Consommer sans mesure, avec de légères réserves pour les âmes très sensibles. Si vous êtes friands de coupures de presse, dénombrez les dithyrambes en défilement automatique sur le site de  l'auteur.

 

Sukkwan Island est tiré de Legend of a suicide, en partie autobiographique.

 

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30 novembre 2013 6 30 /11 /novembre /2013 06:00

 

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À côté des grands titres qui ont marqué la carrière de Saul Bellow — Les aventures d'Augie March (1953), Herzog (1964), La planète de M Sammler (1970) ont obtenu le National Book Award —, ce titre paru en 1989 ne pouvait faire figure d'anecdote, car il fut publié uniquement en poche dans le but de toucher plus de monde. La faconde de ce vieil auteur d'origine juive y est intacte et par la suite, en 2000, viendra encore l'important Ravelstein, à 85 ans. Certains tentent un parallèle avec Philip Roth : bien qu'ils se soient rencontrés et appréciés, Bellow est de la génération précédente et on affirmera justement que Roth en est un héritier, lui qui a écrit: L'entreprise quasi désespérée qui marque les romans de Bellow comme ceux de Mann ou de Musil (consiste à) immerger la littérature dans l'activité cérébrale et au-delà, placer la cérébralité au cœur même des questions du héros.

 

Roman cérébral ? Peut-être, mais je n'y vois pas un livre désespéré, et en sors revigoré par ce narrateur, vieil homme attachant, qui joint l'humour à une auto-critique sans ménagement, lui qui, doté d'une excellente mémoire, a fondé un institut de la mémoire (qui est «l'essence même de la vie») représenté dans plusieurs pays. Il raconte l'histoire d'un cousin, Harry Fonstein, réfugié d'Europe centrale sauvé des nazis par Billy Rose, un juif américain du monde du spectacle, fantaisiste et puissant. Après avoir rencontré sa future femme, Harry fait fortune et cette dernière souhaite contraindre Billy à rencontrer son mari, en faisant pression avec des documents compromettants. Les motivations de Sorella, subtiles, s'appuient sur l'ambiguïté de l'identité juif américain : un parvenu du show-biz se distancie du rescapé de l'Europe des camps de concentration. Et au narrateur de se demander quel juif il est : Je n'avais rien compris au dossier « Fonstein contre Rose »,  lui  jusque-là  insouciant, que la réussite a conduit à l'opulence, bien seul dans son immense villa où Émily Dickinson aurait un jour pris le thé. Juif, je l'étais, mais d'une espèce tout à fait différente. Tandis que Fonstein était Mitteleuropa.

 

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Le destin extraordinaire de Harry Fonstein est éclipsé par la personnalité du narrateur et surtout celle, éblouissante, de l'énorme et intelligente Sorella. Retraité et veuf, il tente de retrouver le couple qu'il a perdu de vue depuis des années, et surtout Sorella, de laquelle il écrivait : Dans ce monde de menteurs et de couards, oui, il est encore des gens comme elle, des êtres dont contre toute logique on espère qu'ils existent. Que sont devenus les Fonstein, leur fils promis à un grand avenir américain ? Je vous laisse découvrir l'ultime coup de fil singulier, palpitant, grave, qui conduit au terme de cette savoureuse narration, toute en dialogues, qui aurait été inspirée à Bellow par une anecdote racontée dans un dîner. 

J'emprunte les tout derniers mots du narrateur pour vous confirmer une plume fleurie, mnémonique.

       

Robert Laffont, collection pavillons poche153 pages, traduit de l'anglais par Robert Pépin.

 

 

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30 octobre 2013 3 30 /10 /octobre /2013 07:00

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Trop de bonheur ? Attention, la riante Alice est railleuse.

 

Aucune des nouvelles de ce recueil(1) ne conduit le personnage central (des femmes en général chez Munro) à une fin dramatique mais elles laissent toutes de l'amertume, un sentiment d'inquiétude indéfinissable, à cause de ce qui a eu lieu, parfois violent, mais aussi à cause de ce qui ne s'est pas produit. Le sentiment que la vie réserve encore quelques mauvaises surprises, car l'âme est un abîme incompréhensible et les rapports humains compliqués, pas sereins malgré l'espoir obstiné. Trop de malheur, oui. Alice Munro trouve dans le quotidien matière à développer des événements bouleversants qui soulèvent des questions. De là, sans doute, l'ombre qui prolonge chaque lecture : persistance, malgré les incises psychologiques aiguisées, d'un malaise venu du silence qui infuse le récit, où tout ne saurait être dit, ce qui en fait d'ailleurs l'élégance. Ainsi, à la fin de la nouvelle éponyme consacrée à la mathématicienne Sofia Kovalevskaïa, en rendant son dernier souffle, celle-ci semble murmurer: Trop de bonheur. Nostalgie du bonheur trop espéré avec Maxim ? Soulagement de mourir ? Euphorie ? Sentiment d'accomplissement ? Comme dans toute nouvelle estimable, il appartient au lecteur, parfois troublé, de régler la belle  indécision.

 

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Alice Munro en juin 2009, recevant le prix Man Booker International à Dublin.

(Photo Peter Muhly. AFP)

 

Alice Munro n'écrit que des récits courts et pense d'ailleurs qu'elle n'écrira jamais de roman, ce qui est compréhensible car ses nouvelles sont des romans condensés. Elle se plaît beaucoup dans le style narratif au passé, sans beaucoup de dialogues et la présence d'un narrateur extérieur qui explique le sens des événements, avec la contribution régulière de sentences lumineuses nourrissant la portée du récit. On la compare à Tchekhov. Les thèmes de ce recueil sont ceux qui habitent les histoires de la canadienne depuis ses débuts en 1968: les petites gens, l'enfermement et la séparation des couples, maris infidèles et violents, la cruauté des enfants et la recherche du bonheur avec son corollaire inévitable, l'émancipation féminine qui est au centre de la première histoire du livre, Dimensions, une manière de sublimer le sujet à  travers une mère qui voit son mari tuer ses trois enfants. 

 

Il y a chez cette écrivain envie et plaisir de raconter. Tout semble aller à l'intuition, venir aisément, le plan rigoureux semble faire défaut car il arrive que l'imagination courre et morde sur le bas côté pour donner dans le détour superflu. Ceci est sensible dans la nouvelle appelée Fiction: une esthétique du récit court demande, à mon avis, un certain dépouillement préférable à un excès de densité qui dessert le fil principal. Mais voilà: Munro est une conteuse généreuse. 

 

Trop de bonheur raconte en cinq brefs fragments les derniers jours romancés de la mathématicienne Sofia Kovalevskaïa. On y éprouve l'allocentrisme de Munro qui s'immisce naturellement dans la peau d'une femme du 19ème siècle, russe et surdouée pour les mathématiques. La nouvelle avait été publiée dans le Harper's Magazine en 2009.

 

 

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"Bien des gens qui n'ont pas étudié les mathématiques les confondent avec l'arithmétique et les considèrent comme une science austère et aride. Alors qu'en fait, c'est une science qui requiert beaucoup d'imagination."

Sofia Kovalevskaïa

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Jonathan Franzen expliquait en 2004, dans un article du New York Times, pourquoi il faut lire Alice Munro. Avec le Prix Nobel, la voici définitivement reconnue tandis que la short story gagne des lettres de noblesse.

 

J'ai lu ce recueil dans une version numérique (ePub) très correcte, avec une bonne table des matières. Juste un manquement, les noms des traducteurs n'y figurent pas: Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso. Grand merci à Dominique de m'avoir indiqué ce titre.

 

(1) À l'exception de Trop de bonheur.


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30 juillet 2013 2 30 /07 /juillet /2013 06:00

 

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Je laisse la parole à Arnaud Cathrine dans la courte préface qui souligne la nature de cette sélection: Voilà donc le trésor que recèle ces nouvelles, tout autonomes qu'elles soient : un atelier dans lequel Woolf se livre à des explorations qui la conduiront à trouver les formes singulières qu'elle cherche obstinément (…) mais également un espace d'élaboration de figures qui resteront mythiques, telle Clarissa Dolloway (…). 

Plusieurs textes sont en effet des esquisses bien abouties de chapitres pour des fictions plus ambitieuses. Deux d'entre eux (Le symbole, La station balnéaire) sont même tapés au verso du roman Entre les actes.

 

Délibérément éloigné de V. Woolf avec l'a priori que ses œuvres s'adressaient mieux à un lectorat féminin, j'ai eu le plaisir d'enfin lire cette vive intelligence. Aucun de ces textes très variés dans le ton et le format ne laisse indifférent: le style est elliptique, sollicite l'attention et l'envie d'approcher. Le flux rapide des pensées imprègne la page et pour avoir lu sur la lecture du cerveau, je me dis que Woolf donne à voir le sien comme le miroir fidèle et tranchant du fil des images exclusives, très sensibles, qui viennent à elle. Aucune concession aux formules faites, trop apprêtées : être aussi totalement soi est presque bouleversant.


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Entre toutes, Mémoires de romancière s'avère maline: son objet réside davantage dans les travers de la biographe que dans les traits de la romancière Miss Willatt. Admirable divergence au ton faussement détaché: ...on voit que Miss Linett aimait la mort parce qu'elle lui procurait une émotion, lui faisait éprouver des sentiments qui, dans l'instant, pouvaient passer pour authentiques. Sur le moment, elle aima Miss Willatt ; immédiatement après, sa mort la rendit presque heureuse car c'était une fin que le risque d'un recommencement ne venait pas gâter. Mais ensuite, quand elle rentra chez elle prendre son petit déjeuner, elle se sentit seule car elles avaient l'habitude d'aller à Kew Gardens ensemble, le dimanche. De haut vol.

 

La fascination de l'étang est une très courte pièce dans laquelle on trouve la vision singulière de l'écrivain, poétique, étrange, en teinte fantastique avec la note triste qui sourd, toujours à l'affût au fond du vivant et du sublime, versant sombre inquiétant: Si triste voix devait venir du plus profond de l'étang. Elle montait de sous les autres comme la cuiller soulève l'eau de la jatte. C'était la voix que nous voulions tous entendre. Toutes les autres fusaient en douceur vers la rive pour écouter celle-ci, triste, si triste que sans doute elle savait le pourquoi de tout.  Comme une prémonition. À ce sujet, on ne manque pas de ressentir dans divers passages du recueil une fascination mélancolique et trouble pour l'eau, et notamment au terme de La station balnéaire, dernière nouvelle achevée moins d'un mois avant la noyade: Mais, la nuit, la ville prend un aspect tout à fait éthéré. Il y a des cerceaux et des couronnes par les rues. La ville a sombré au fond de l'eau. Seul affleure son sequelette, dessiné par des lampes de fée. Beau et tourmenté.

 

Dans ce recueil, les fictions pures (comme La veuve et le perroquet, Bohême qui révèlent la conteuse) sont rares chez Virginia Woolf car elle manifeste toujours quelque intention qui touche à l'essai ou à la satire. C'est clairement une intellectuelle qui affirme une voix moderne. 

 

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Voilà une petite anthologie2 bien faite, annotée, avec des textes chronologiques qui s'échelonnent des années 1900, les débuts étonnement mûrs, jusqu'à la dernière nouvelle peu avant le suicide. Elle satisfera autant les inconditionnels et spécialistes de la romancière  que ceux qui cherchent à la découvrir à travers ses multiples facettes. À ces derniers, il conviendra bien de lire l'article  N'ayons pas peur de Virginia Woolf  pour comprendre à quel point l'écriture lui fut indispensable.

 

Cette courte présentation trouvera d'intéressants prolongements parmi les billets de blogs suivants: 

Une vie à lire: Traversées

À sauts et gambades: Nuit et jour

Textes & Prétextes: Réponse à un poète

 

2 Il semble que le recueil (25 textes) soit un condensé de Haunted House and Other Stories - The complete shorter fiction of V. Woolf  (45 textes), en V.O. consultable ici.

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15 mai 2013 3 15 /05 /mai /2013 06:00

 

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On a parfois l'impression que depuis près de 30 ans, John Banville a publié un seul et long roman. (The New Yorker)

 

Les fictions de l'auteur irlandais dégagent une atmosphère trouble, empreinte d'une sensualité fébrile à laquelle une froideur, qui frise parfois le cynisme, confère une amertume lancinante. L'homme, ce narrateur confident habituel chez Banville, n'en reste pas moins d'une humanité saisissante.

 

Vieil universitaire alcoolique et capricieux, renommé pour ses écrits philosophiques, Axel Vander vit en Californie (Arcadie) et est un imposteur. Durant la seconde guerre, porté par les événements, sans en comprendre alors ses motivations, il a usurpé l'identité d'un ami disparu, auteur d'articles sympathisant avec les thèses nazies, ami dont il n'avait ni la formation, ni les origines bourgeoises. Lui-même est juif et sa famille a été déportée: J'ai longtemps nourri l'espoir qu'ils n'auront pas souffert à la fin, ni eux ni les autres, mais, depuis, j'en sais davantage sur l'espoir. Une lettre d'une inconnue, Cass Cleave, l'avertit qu'elle connaît sa supercherie. Cette femme perturbée, atteinte d'hallucinations, au comportement bizarre (elle souffre d'un trouble à voisin de la maniaco-dépression) et qu'il décide de rencontrer à Turin lors d'un colloque, devient sa maîtresse. Il en tombe amoureux sans qu'elle n'ait encore révélé ce qu'elle sait de lui. À cet endroit du roman, le lecteur éprouve l'impression de vivre un thriller psychologique. Banville n'a pourtant pas l'ambition de suspendre le souffle du lecteur, bien que la progression lente maintienne la tension du récit jusqu'à son terme.

 

 

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J. Banville

Illustration de Delphine Lebourgeois

 

Il s'agit avant tout d'un livre sur l'authenticité du moi. Axel Vander a assuré sa renommée de philosophe universitaire par ses publications sur l'impossibilité de définir le moi fluctuant, au point d'en conclure qu'il n'existe pas. Une telle opinion posée, l'homme qui usurpe une identité, son épouse (Magda, peronnage admirablement croqué) absente à elle-même dans ses derniers jours, une maîtresse habitée par des voix, tout concourt à réfléchir sur la réalité du moi. Et l'auteur multiplie les situations qui interpellent le narrateur sur cette thématique:  

 

...j'eus la sensation, [...], d'avoir laissé quelque chose de moi, me fis la réflexion que si je me retournais maintenant, je surprendrais, affalée sur le siège que je venais de quitter, une grossière parodie de moi-même, marionnette grandeur nature, aux mains pendantes et aux membres tordus, décochant un sourire impavide au plafond. 

 

Une image esquissée me vint à l'esprit - de Bosch peut-être, ou de Dante ? - d'une silhouette émaciée, voûtée et nue, courant la bouche béante et les bras levés à travers un paysage de terre rouge brûlante avec, attachée après elle, une autre silhouette, son double, en un solide dos à dos.

 

Il sommeille en mon for intérieur un autre moi qui, en de tels moments, s'éveille en sursaut, surpris par tout ce qui se passe, toute cette vie, son invraissemblance.

 

On note que la narration se déroule aux première et troisième personnes, ajoutant à la confusion de l'identité. Mais qui, sinon vraiment lui, s'éprend de Cass Cleave au point d'être hanté par elle ? Les deux derniers mots du roman sonnent fort: Elle. Elle. Existe-t-on davantage à travers l'autre ? …elle représentait ma dernière chance d'être moi. Rédemption par l'amour.

 

Il serait long d'exposer ici toutes les composantes de ce récit à l'intrigue dépouillée mais au débit dense et copieux. Trop peut-être pour adhérer à la présentation de Robert Laffont, qui y voit le roman le plus abouti de l'auteur. (La mer et Infinis édités plus tard semblent plus homogènes). Banville aime manifestement écrire et ne s'en prive pas: il abonde en séquences suggestives loin d'être essentielles à la trame centrale, telles les multiples aventures galantes du narrateur. Le style est somptueux et on ne voudrait pas se priver de ces digressions magnifiques, à un niveau d'élégance dont la prose de l'irlandais n'est jamais dénuée. En cela, il convient de saluer la traduction française de Michèle Albaret-Maatsch. 

 

La mythologie et la peinture servent beaucoup les livres de John Banville: ainsi l'intéressante comparaison de Cassy Cleave, alors qu'elle se dévoile, à la remarquable Venus de Chranac (précisément celle du musée des Beaux-Arts de Bruxelles, le peintre ayant réalisé plusieurs versions du sujet): La ressemblance entre la femme peinte et celle-ci, vivante, venait de m'apparaître, elle avait le même type onduleux, les mêmes hanches marquées ainsi que cette paleur un tantinet compassée.

 

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On apprend sur Internet que Banville s'est inspiré, pour élaborer son personnage, de noms connus: le philosophe Louis Althusser, assassin de son épouse, qui termina sa vie en hôpîtal psychiatrique et l'universitaire d'origine belge Paul de Man, auteur d'articles antisémites durant la guerre.

Un livre un peu belge, plusieurs situations à Anvers, Liège et même un bref séjour au fond de l'Ardenne. 

Enfin, l'ombre de Nietzsche plane sur Turin où il séjourna et vécut une dépression marquante. En épigraphe, Banville donne ce mot du philosophe: Au point où commence notre ignorance et au-delà duquel nous ne voyons plus, nous plaçons un mot: par exemple, le mot «moi», le mot «faire», le mot «souffrir»; ce sont peut-être les lignes d'horizon de notre connaissance, ce ne sont pas des «vérités»(Nietzsche, La volonté de puissance)


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23 avril 2013 2 23 /04 /avril /2013 05:09

 

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Hemingway fait partie de la génération américaine de l'entre deux-guerres dite perdue, selon l'expression de Gertrude Stein. Il s'agit de ces écrivains émigrés à Paris dans les années 20, parmi lesquels Fitzgerald, Steinbeck et Dos Passos, qui connaissent le désenchantement d'une Amérique bouleversée par les mutations sociales et morales. Leur exil n'a rien de dramatique et, ainsi que le raconte Paris est une fête et le présent roman, à côté de leurs recherches littéraires, les divertissements représentent une grand part de leurs occupations.

 

Le soleil se lève aussi pour Jake Barnes, le narrateur, gravement blessé dans sa virilité durant la guerre. Il est épris de Brett, personnage féminin, volage et excentrique, qui l'aime comme un véritable ami. À la lecture, on ressent, sans que l'auteur ne le précise, et c'est son talent, que ce Jake diminué est un être neutre, sage, transparent, en roue libre et sans ardeur de vivre. Et parfois cynique, ne vivant plus que par le cœur et l'esprit1. Le récit se déroule d'abord à paris puis en grande partie en Espagne lors des fiestas de Pampelune, occasion pour Hemingway d'évoquer sa passion pour la tauromachie, qui offre non seulement de beaux passages sur le sujet mais aussi des explications, en pur connaisseur, des finesses de cette tradition culturelle controversée. La symbolique de la mise à mort du taureau trouve naturellement un écho dans le handicap du narrateur.  

 

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Fiesta de Pampelune © RAFA RIVAS/AFP/Getty Images

 

Le style de Hemingway est journalistique, fait de courtes phrases, sans grande musicalité mais créant un certain lyrisme du désenchantement qui convient à cette histoire où le temps semble immobile, où les personnages répètent inlassablement sorties festives alcoolisées et querelles. L'ami de Jake, Robert Cohn a une liaison passagère avec Brett et subit une véritable discrimination d'amis jaloux. Cohn est juif, certes, et il en souffre mais il n'a pas ce qu'on appelle le code, cher à Hemingway, cette façon de traverser la vie avec honneur et style, il est à contre courant de ces gens vivant selon un mode singulier. Le code c'est aussi la façon dont un torero s'en sort sans tricher face au taureau, avec risque et beauté. C'est aussi une façon de s'en sortir dignement quand on n'est plus tout à fait un homme. Cohn n'a pas le code qui lui permettrait de franchir ses insatisfactions. Jake bien.

 

Hemingway ne se doutait sans doute pas que la traduction française (due à Maurice Edgar Coindreaude ses phrases courtes au passé simple serait une telle tragédie sonore: Ensuite, nous traversâmes une rivière et, après avoir passé par un petit village lugubre, nous recommençâmes à monter. Nous montâmes longtemps et franchîmes un autre col élevé que nous longeâmes, et la route redescendit à droite, et nous vîmes une nouvelle chaîne de montagnes au sud, [...]. Et si les œuvres d'Hemingway ne gardaient pas tout à fait leur valeur en version française ?

 

La préface de Jean Prévost s'interroge sur la démarche de l'auteur américain, ce battant viril et sportif: C'est une réduction et une mise au désespoir de lui-même qu'il semble avoir tentée là. Il n'y avait pas moyen autrement de donner à ce livre ce lyrisme secret et douloureux. [...]. Je crois qu'il s'est mis dans la peau de son malheureux eunuque par déguisement, par goût de se transposer, pour mieux se sentir lui-même à la fin de ce jeu.

 

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Le roman, édité en 1926, est considéré comme le plus riche et le plus significatif de l'œuvre du mythique anti-intellectuel de la génération perdue américaine. 

 

1 Le thème rappelle celui qu'a tenté Stendhal dans  Armance.

 

Lu en format ePub sur Sony PRS-T1.

 

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6 décembre 2012 4 06 /12 /décembre /2012 06:00

 

                                   Un écrivain bien connu fut un jour abordé

                                   par un étudiant qui lui demanda tout de go:

                                    - Pensez-vous que je sois écrivain ?

               - Eh bien, répondit l'écrivain, je ne sais pas... Aimez-vous les phrases ?

 

 

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Alors qu'on lui demandait où en était son travail, un peintre éluda la question en racontant l'histoire de F. Burns, habitant d'une île perdue du Pacifique canadien. Cet homme aperçoit un soir une bûche qui flotte dans le chenal et devine qu'il s'agit de cèdre d'Alaska, bois très précieux pour les constructions. Avec son petit bateau, Burns décide de ramer vers la bûche, espérant devancer la descente de la marée. Il accroche la bûche, mais le jusant a débuté et tandis qu'il rame vers le nord, il est entraîné vers le détroit, dans la direction opposée. Quand la lune se lève, sans jamais cesser de ramer, il s'aperçoit qu'il dérive loin de son point d'attache, dépassant la pointe de l'île. À trois heures du matin, il rame toujours et le courant s'inverse. Le jour se lève, la marée le porte enfin vers sa plage où il fait rouler le bois au-dessus de la ligne de marée haute. Pendant tout ce temps, sa femme se demandait où il était.

Voilà ce que raconta le peintre pour expliquer qu'il avançait lentement et péniblement dans son travail. L'image suggérée par Annie Dillard vaut pour l'écrivain: elle ne cache pas qu'écrire un livre s'apparente à une lutte contre des forces indépendantes quelquefois contraires. Mais elle ne voudrait pas y renoncer.

 

Redisant les difficultés ordinaires et terribles de Flaubert, la prodigieuse production de Thomas Mann, elle évalue qu'un écrivain à plein temps finit en moyenne un livre tous les cinq ans. Soit un cinquième de page utilisable par jour. Voilà sa norme et elle n'évoque pas – déduisez ce que vous voulez - les livres produits en six mois, voire quelques semaines.

Car Annie Dillard pense que l'écrivain n'écrit pas, ne doit pas écrire n'importe quoi: Voici une chose que tu trouves intéressante, pour une raison difficile à expliquer. C'est difficile à expliquer parce que tu ne l'as jamais lu sur aucune page; voilà par où commencer. Tu as été créé en ce monde pour donner voix à cela, à ton propre étonnement.


Dans ce court recueil d'idées sur la vie autour de l'écriture, elle alterne des moments intenses et leur rapport à la création artistique. Il ne s'agit pas d'un livre de bons conseils pour écrire. Une avertissement plutôt : ...une occupation raisonnable et digne de durer pendant notre séjour sur cette planète consiste à passer ce temps assis dans une petite pièce, en compagnie de bouts de papier. Et il y a les jours où rien ne s'écrit. Et la solitude nécessaire, trouvée à l'écart dans une cabane sur une plage sauvage, devient alors pesante. Contrairement à l'opinion de Borges - la mienne aussi -, qui préfère élaborer des textes courts pour en avoir meilleure vision d'ensemble, elle choisit d'entreprendre des œuvres amples: Il n'est pas moins ardu d'écrire des phrases dans un livre de recettes, que d'écrire des phrases dans Moby Dick. Alors autant écrire Moby Dick.

 

Annie Dillard s'est fait connaître dès son premier livre Pèlerinage à Tinker Creek (Pulitzer 1975) où on la compare d'emblée à Thoreau. La reconnaissance internationale lui est acquise. Elle affirme que les livres possèdent des atouts difficilement définissables, appelons cela la littérature, qui les rendent incomparables pour ceux qui les apprécient : Les gens qui lisent ne sont pas trop paresseux pour allumer la télévision; ils préfèrent les livres. Et cela justifie mieux que tout sa motivation d'écrivain.

 

À la fin du livre, le brillant éloge d'un pilote jordanien d'acrobatie aérienne déploie le savoir-faire de l'américaine. Elle aboutit à une profonde réflexion sur la pureté de la création artistique: Il est difficile d'imaginer pénétration plus profonde de l'univers que le dernier piqué de Rham dans son avion, ou que l'inscription et la dissolution aériennes de sa ligne inexprimable, dépourvue de mot, anonyme.

 

En 2005, un sondage révélait qu'un français sur cinq rêvait d'être écrivain: lecteurs, écrivants, vous êtes les complices de cette femme qui aime tant les phrases.

 

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Références: Christian Bourgeois, 1996 - 128 pages -7 €

Traduction de Brice Matthieussent

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13 octobre 2012 6 13 /10 /octobre /2012 11:57

Traduit de l'anglais (US) par Christine Laferrière - Éditions Christian Bourgeois 


 

Comment vivre heureux quand on ne sent pas chez soi ? Comment trouver sa maison ? C'est le cri d'hommes repoussés et pauvres qui ouvre Home :

 

... Dites, qui possède cette maison ?

 Elle n'est pas à moi.

J'en ai rêvé une autre plus douce, plus lumineuse....

 

 

Car ils sont noirs. Toni Morrison invoque les années 1950, alors que la ségrégation raciale est vive, la période avant Kennedy, au travers du parcours d'un frère et sa jeune sœur nés dans un milieu difficile, dans la pauvreté et l'insécurité affective.


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Que peut comprendre Frank Money, mobilisé dans les forces américaines en Corée1 et qui, de retour, n'est pas considéré comme un individu à part entière par la nation pour laquelle il s'est battu ? 

Au service d'un médecin eugéniste, comment la naïve Ycidra pourrait-elle accepter qu'il ait osé expérimenter sur elle des méthodes qui ont menacé sa vie et l'ont rendue stérile ?

Au début de la constitution américaine, on sait que la représentation des noirs au Congrès était basée sur l'équivalence de cinq noirs pour trois blancs. C'est dire. Une tel disparité de valeur individuelle n'est pas totalement effacée à l'heure où se déroule ce récit. 

 

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Le roman possède trois grandes qualités: sa concision, ses ellipses et la présence intense des personnages:

  • Le dernier roman du Pulitzer 1998 délivre la quintessence des thèmes qui lui sont chers et ceci confère à l'ouvrage une dimension emblématique. Chaque mot tend à l'essentiel. On retrouve la quête d'humanité des noirs, de la liberté individuelle, en particulier des femmes, et l'amour de soi en dépit du regard négatif des autres.
  • Jamais il n'est souligné qu'il s'agit de noirs2. Cet aspect informulé grandit le ton, exhausse adroitement les épineuses questions qui sont au centre. Le silence du non-dit s'avère le plus révélateur.
  • Certains chapitres imprimés en italique voient les personnages s'adresser à qui écrit pour démentir, préciser ce qui a été dit ou interprété. L'écrivain ne semble plus maître absolu du récit. Les personnages acquièrent de la présence et s'affirment comme des êtres à part entière, libres de s'exprimer librement.

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Détail à souligner: depuis la Corée, Frank a des crises d'achromatopsie, c'est-à-dire qu'il perd la vison des couleurs et il ne voit plus qu'en noir et blanc. J'y vois une métaphore réussie. (Scientifiquement, ce trouble est d'origine génétique ou le résultat d'une lésion cérébrale. Le peintre Jay Lonewolf Morales en est atteint.)

 

Le récit débute par une scène marquante aperçue par les deux enfants qui assistent à l'enterrement humiliant d'un homme noir, transporté en brouette. C'est à ce symbole dégradant que Home tente de faire justice, afin qu'il se relève dignement, comme les chevaux du début: Ils étaient tellement beaux. Tellement brutaux. Et ils se sont dressés comme des hommes.

 

Ceux qui n'ont jamais lu Toni Morrison y verront un roman intelligent et mature, et c'est mon cas. Les habitués du Nobel de littérature 1993 opineront peut-être, mais seront-ils enthousiastes ?

 

1 Une évolution de la ségrégation dans l'armée des États-Unis est décrite dans ce document instructif de l'Université de Nice.

 

2 Pour être exact, seul un pied de couleur noire dépassant d"une brouette dans la scène initiale.    

 

 

Lu en numérique sur Sony T1 au format ePub.

 

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