10 octobre 2013 4 10 /10 /octobre /2013 05:00

 

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Traduit de l'allemand (2008) par Philippe Jaccottet et Claire De Oliveira    

 

Il arrive que durant ce roman, qui par moments flambe et réjouit, on se demande ce que Ingeborg Bachman a voulu nous dire. Dès lors, entrer dans cette fiction ne laisse pas intact : ou bien rebuté par ce qui s'apparente à une tentative de déstabilisation de vos repères, vous laissez le livre là, défait, ou bien, éperonné, vous tenez à connaître les motivations non-conformistes, folie ou révolte, qui ont poussé cette autrichienne à déverser ses luttes et ses cauchemars dans un livre déconcertant. Peu avant de reconduire Malina incomplètement lu en bibliothèque, un article1 de Pierre Assouline m'a donné la résolution d'aller au bout et d'entreprendre une quête approfondie. Au nom de l'énigmatique beauté du texte et avec le sentiment stimulant de ne pas être seul en difficulté, le sens échappant parfois à Philippe Jaccottet lui-même, car il est vrai que cette histoire autrichienne n'aurait pu être écrite dans une autre langue que l'allemand.

 

Beaucoup de clichés et de légendes circulent à propos d'Ingeborg Bachman, et c'est seulement depuis une trentaine d'années que la critique scientifique explore cette œuvre majeure de la littérature en langue allemande de la seconde moitié du vingtième siècle. Elle est peu connue en France, sans doute en partie parce que sa traduction est difficile : Françoise Rétif est parmi ses biographes et traductrices francophones les plus compétentes et on trouvera dans ses publications un éclairage sur l'étonnante autrichienne.


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Ingeborg Bachman est née à Klagenfurt en 1926 et à l'âge de dix-huit ans, elle est une écrivaine prolifique avec des poèmes, des nouvelles, des lettres fictives, un drame et un journal de guerre. Étudiante en germanistique et philosophie, elle soutient une thèse brillante sur la philosophie existentielle de Heidegger qu'elle n'hésite pas à critiquer. Elle est tôt invitée à faire partie du prestigieux Groupe 47 et reçoit le prix qu'il décerne en 1953. La publication de son second recueil de poèmes et deux pièces radiophoniques lui valent une célébrité définitive, d'autant plus marquée qu'à cette époque, l'Allemagne en reconstruction s'empresse de reconnaître la poésie belle et émotive, riche de sa langue, qui fait oublier la shoah et renoue avec la tradition. Mais l'autrichienne dérange par sa féminité provocante et ses liaisons nombreuses, difficiles et scandaleuses. Partagée entre Rome, Zurich et Berlin, liée à des créateurs connus tels Paul Celan, Max FrischHenze, Weigel, elle manifeste une pensée critique à l'égard des pays germaniques et des hommes. Tout cela, sa mort accidentelle dans un incendie à Rome, ses silences prolongés, contribua à construire un mythe autour de son nom.

 

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Si on dépasse les jugements superficiels, on découvre dans l'œuvre une quête continue, des thèmes récurrents. Très engagée, elle n'a cessé de stigmatiser, dans tous ses poèmes comme en prose, tout ce qui s'apparente au drame autrichien de l'Anschluß, alourdi par l'implication de son père dans les violences nazies. Elle continuera à dénoncer le fascisme là où elle le voit, dans les sociétés capitalistes, colonialistes et patriarcales. Elle n'a cessé de considérer que l'écrivain a une mission à accomplir pour le progrès de la société. À cela s'ajoute le rôle de la femme auteur, trouver sa place et son identité dans une tradition dont elle hérite et qu'elle veut transformer. Sa soif d'écriture et d'idéal l'amèneront avec opiniâtreté et lucidité à adopter des formes littéraires nouvelles, de conception esthétique audacieuse. Elle démystifie un art intouchable, sacré, avec une écriture subtile, changeante, innovatrice. On touche là au caractère évident de Malina : transgression au plan de la forme et des idées.

 

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Malina, à fois journal intime et chronique fragmentaire, est le roman de trois êtres: une narratrice, nommée Moi, sa part masculine Malina, compagnon non amant, et enfin Ivan, l'homme aimé pour qui le livre doit être écrit. Il s'agit du seul roman achevé de la trilogie Façons de mourir (parfois traduite Genres de mort, maladroitement selon moi), car la mort brutale en 1973 écourta le projet. Malina, que l'on prend pour un nom de femme et c'est voulu, représente le père sévère, le surmoi social. Il tente de réconcilier la narratrice avec le monde ordonné, bien agencé, très masculin, qui s'oppose à une nature fantasque, rêveuse et passionnée. À la fin du roman, Moi s'efface, entre dans le mur et s'y enferme. Suicide symbolique mais aussi assassinat où on lira la contrainte exercée par les hommes pour intégrer la femme dans un processus de socialisation qu'ils structurent.

Françoise Rétif interprète plus avant la décision de disparaître dans le mur. Elle consiste, pour Moi, à se refuser à poursuivre l'écriture lorsque écrire signifie accepter de renoncer à tout ce qui constitue une écriture indissociable de la passion, de la volonté de la femme d'écrire pour l'homme aimé, Ivan. Car ce dernier l'a quittée. Dans Le livre à venir, Maurice Blanchot évoque l'idée de l'écriture comme une décision de s'y clôturer, une limitation en quelque sorte. C'est autour de cela que gravite Malina, à savoir — je cite Rétif — la thématique centrale de l'œuvre bachmanienne: qu'est-ce qu'écrire, si écrire signifie renoncer à la vie ? Qu'est-ce que l'art s'il faut lui sacrifier la vie ? Qu'est-ce que l'art s'il fait de la mort son œuvre ? Et qu'est-ce que l'art quand c'est une femme qui écrit ? La question de la femme écrivain est posée en terme de sexe (de genre): une femme peut-elle entrer dans le système symbolique sans renoncer à une partie d'elle-même ? Sur ce sujet, je préfère renvoyer au chapitre Art féminin, art paradoxal que développe Françoise Rétif dans ce bon ouvrage paru chez Belin, collection Voix  Allemandes 

 

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© Alfons Niex    

 

Le rapport des sexes est envisagé sous deux aspects dans cette fiction. D'une part, la dénonciation de la violence d'une réalité à travers l'image du Père, auquel Bachman consacre la seconde partie du livre, Le troisième homme, amalgame d'autorité brutale et d'inceste rapporté dans une narration onirique effrayante: Ce n'était pas mon père, c'était mon assassin. À côté de cela, il y a l'utopie de la réconciliation. Androgynie ou bisexualité qui abroge la séparation des sexes sans renoncer à leur complémentarité ni à leurs différences. Une relation idéale avec Ivan qui abolirait la schizophrénie dont souffre la narratrice. Un moment, c'est Ivan et moi; un autre moment nous; tout de suite après toi et moi. Rapport amoureux dans l'harmonie de la complémentarité, accord du corps et de l'esprit qui rendrait possible alors une écriture en tant que fruit de l'amour et trace de celui-ci. Opposition avec Lacan pour lequel, quand on ne peut avoir la chose perdue, on la tue en la symbolisant par la parole, de sorte que la parole serait meurtre de la chose. Au contraire chez Bachman, l'écriture serait la trace de la fécondité de l'amour. Forme de venue à l'écriture par la passion amoureuse, écriture qui n'est donc pas réparation de la perte mais gain d'amour, à l'opposé de la conception occidentale courante selon laquelle l'art est une forme de sacrifice. 

 

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Intégrer significativement ce roman, vous l'avez compris, est exigeant. Il convient de dépasser une lecture superficielle pour entamer un travail de documentation qui porte rapidement ses fruits et devient passionnant. Outre l'ouvrage chez Belin mentionné plus haut, j'ai trouvé des informations considérables dans la revue mensuelle Europe d'août septembre 2003 dont vous pouvez consulter les premières pages ici. Quelques articles sur le web dont vous trouverez un index . Saluons aussi la publication de ses œuvres chez Actes Sud

 

Afin de ne pas laisser une impression trop conceptuelle, deux extraits demain et dans les prochains jours.

 

Merci à Colo de m'avoir renseigné cet article: Espaces, Instants évoquera prochainement Ingeborg Bachman à travers Sept femmes de Lydie Salvayre.   

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commentaires

L
Merci pour ce billet.
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C
<br /> <br /> Avec plaisir, bon dimanche. <br /> <br /> <br /> <br />
A
Merci pour ce beau billet qu'il faut en effet lire et relire ! Comme Aifelle j'ai tendance à penser qu'elle est trop intellectuelle pour moi. Mais sait-on jamais ? Vous m'aurez peut-être aider à<br /> pousser cette porte !
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C
<br /> <br /> Elle est fort intellectuelle en effet et je me dis que mon billet aura peut-être contribué à la comprendre un peu mieux ! C'est tout au moins ce que j'ai cherché à faire, pas vraiment pousser à<br /> la lire. <br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> <br />
D
merci Christian pour le conseil, je viens de vérifier en bibliothèque et j'ai le choix entre un recueil de ses oeuvres, Malina, journal de Guerre et la correspondance avec Celan ainsi qu'une<br /> biographie enfin un petit recueil Lettres à Felician
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C
<br /> <br /> Je pencherais pour la correspondance avec Celan.<br /> <br /> <br /> Les lettres à Felician sont ces fameuses lettres, sans doute fictives, écrites très jeune. Dans Malina elle glisse pas mal de lettres esquissées, recommencées, sans destinataire<br /> bien défini, c'est souvent déroutant mais aussi très fort et même comique. Elle s'en prend par exemple à un pauvre homme qui lui a souhaité son anniversaire par écrit et lui demande de quel droit<br /> il se même de ces heures où sa mère a enfanté, etc... On ne saura jamais si elle poste jamais ces lettres où elle évacue des rancœurs et des démons.<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Si vous y allez, n'hésitez pas à proposer un billet, ce sera un regard de plus pour nous éclairer. Merci Dominique pour votre attention à mes billets.<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> <br />
A
Votre billet est passionnant, c'est une auteure que je n'ai jamais osé aborder, la pensant trop intellectuelle pour moi et trop hermétique. Je note le conseil de lecture que vous donnez à<br /> Dominique.
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C
<br /> <br /> Vous avez raison, Bachman est hermétique, et c'est une bonne raison pour se tenir à l'écart de ses textes. Je ne suis pas sûr que je vais me replonger dans un de ses livres demain ou<br /> après... <br /> <br /> <br /> J'espère néanmoins que mon billet vous aura appris des choses sur elle et peut-être y avez-vous puisé des pistes susceptibles d'enrichir votre bagage littérature. J'ai noté que c'est souvent<br /> quand des auteurs nous rebutent qu'ils ont beaucoup à nous dire.<br /> <br /> <br /> <br />
C
Vous expliquez parfaitement les difficultés à l'heure d'aborder cette "folle", cette écriture trop souvent obscure. IL faut en effet de la persévérance pour y arriver. Je n'ai lu aucun roman<br /> d'elle, celui-ci et ses différents moi semble fort intéressant. Ses poèmes sont, au premier abord, également d'accès un peu ardu.<br /> Je me réjouis de lire des passages sur ce blog avant de publier le mien, fort différent, vous vous en doutez: ils se complèteront, excellent!<br /> Bonne journée, grise et frisquette ici.
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C
<br /> <br /> Je suis content qu'un autre regard se porte sur cette femme, le mien se limitant à l'élucider à partir de Malina, ce qui n'est pas une mince affaire. Le plus difficile fut d'être<br /> sommaire sans trahir les idées trouvées dans les documents spécialisés. <br /> <br /> <br /> J'ai pris plaisir à le faire, j'aime découvrir des nouvelles idées, comprendre des auteurs, mais je ne vous cache pas que je suis heureux de passer à autre chose. À vous Colo ! Je me réjouis de<br /> vous lire.<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Ciel maussade, plus frais ici mais cela reste agréable car la drache nous épargne. À bientôt !<br /> <br /> <br /> <br />
D
j'ai lu et relu ce billet très riche et qui m'incite du coup à aller de l'avant dans la connaissance de cette auteure<br /> j'ai fait une première approche par la poésie mais cela n'a pas fonctionné, je l'avais lu après avoir lu Dagerman à qui elle a été liée et bien sûr Celan<br /> Une écriture troublante qui ne me parle pas beaucoup mais je vais tout de même aller voir ce que je trouve dans ma bibliothèque pour assouvir ma curiosité
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C
<br /> <br /> Je me demande si, puisque sa poésie ne vous a pas accrochée, la bonne façon ne serait pas de (re)commencer par un recueil de nouvelles comme Trois sentiers vers le lac chez Actes<br /> Sud que vous trouverez sûrement en bibliothèque (je l'avais emprunté également avant de me décider à lire Malina). <br /> <br /> <br /> L'écriture de Bachman sort des sentiers battus, elle transgresse et provoque. <br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Je ne conseille pas de la lire nécessairement, mon billet l'approche un peu et à chacun et chacune de voir si le temps, l'énergie et les affinités sont suffisantes pour y trouver du<br /> plaisir. <br /> <br /> <br /> <br />