7 juillet 2014 1 07 /07 /juillet /2014 06:00
Le moment d'écrire

Éditions Climats (Flammarion, 2012) : téléchargez les premières pages. 

Il faudra vingt ans à Jorge Semprún pour s'affranchir de la déportation et décider d'entrer en littérature avec Le grand voyage. Son amie Claude-Edmonde Magny lui avait écrit une lettre en 1943 afin de l'aider à voir clair dans son désir d'écrire. Lettre qui ne l'a jamais quitté et qui lui rappela toujours ces mots de l'agrégée de philosophie : Nul ne peut écrire s'il n'a le cœur pur, c'est-à-dire s'il n'est assez dépris de soi.

Quel cadeau pour le jeune écrivain ! Tant de lucidité, d'honnêteté et de générosité en une quarantaine de pages, voilà une amitié.  

L'amie du groupe Esprit pense que Semprún, qui fait alors de brillants pastiches de Mallarmé, n'est pas sorti des limbes de la création littéraire. Elle met en garde contre les tentatives d'être profond, contre les œuvres qui font semblant de l'être, comme celles de l'acteur qui marmonne en aparté, leurs lèvres remuent mais nous n'entendons rien. Et si quelqu'un est à même d'entendre «quelque chose», c'est bien cette femme-là, qui décèle les plus minces parts d'inauthenticité chez Balzac ou Flaubert, Gide ou Wilde.

 

Il y a des vérités qui gisent au fond de nous, enfouies. Comment un écrivain en vient-il soudain à faire le livre réussi ? Magny invente pour Socrate un discours éclairant : C'est que notre âme, ô Ménon, est comme un immeuble  très haut où l'architecte trop confiant dans le progrès aurait oublié l'escalier et où l'ascenseur, brusquement, se trouverait bloqué. Elle souligne les vérités sur la vie ou la mort, et appréciez cette formulation, impossibles à formuler en un langage qui leur préexiste, sinon celui précisément qu'élira pour elles la création littéraire. L'humus d'où jaillit la création littéraire correspond, selon elle, à l'inconscient freudien que les psychanalystes ont mal exprimé. Elle considère que pour faire «remarcher l'ascenseur», la prise de conscience n'est pas suffisante, il y a la nécessité d'une transmutation esthétique qu'on ne peut guère, sans doute, définir autrement que par son résultat.

 

Et la condition pour cela est de se libérer.

 

 

À cette fin, Magny indique une sorte d'ascèse préalable, période de souffrances et d'angoisse au bout de laquelle l'écrivain – elle évoque Rilke, Keats, Balzac – se fait. L'individu se transforme et assimile ses souvenances amères, tout en se construisant une personnalité. Effort obstiné vers l'intégration du moi. Elle appelle cela l' «aveugle purgatoire» sans lequel il manquera toujours quelque chose aux romanciers et aux poètes qui n'y ont pas consenti. Au final, l'expérience est si bien transmuée que l'homme finit par disparaître derrière sa création. Et cette absence même atteste plus fortement peut-être que n'importe quelle présence son existence c'est-à-dire le degré d'unité intérieure auquel il est parvenu.

 

Mieux vaut faire fi de l'égoïste amertume, de l'apitoiement complaisant sur soi et de la volonté secrète de se donner le beau rôle, tout ce qui fait des autobiographies prématurées, écrites avant d'être en état de la faire. La littérature est comme une acrobatie qu'on ferait sans filet : on n'a pas le droit de manquer son coup.

Semprún, qu'on devine concerné au plus haut point par la transposition sereine de ce qui fut atroceprolongé la lettre de son amie dans un ouvrage dont une bonne part en fait état, L'écriture ou la vie (1994).

 

 

Nous lecteurs, ouvrons l'œil, sachons trouver le manque d'authenticité, demandons-nous si tel écrivain a vraiment voulu nous dire quelque chose, si nous avons entendu quelque chose. Et, suivant l'avertissement de Claude-Edmonde Magny, sachons aussi repérer les auteurs qui préparent de simples réceptacles où nous plaçons nos propres souvenirs, nos propres émotions auxquels cas nous croyons naïvement avoir reçu un don, alors que c'est nous qui l'avons apporté à l'œuvre.

 

Visitez l'avis de à sauts et à gambades.

Partager cet article

Repost0

commentaires

C
Merci, je suis très touchée par vos mots si gentils.
Répondre
C
je vous ai retrouvé moi aussi...un peu en retard, de nouveaux ennuis de santé, mais me voici. La lecture aide à ne pas y penser.<br /> Ces conseils. précieux, si précieux...je vais bien sûr m'y plonger, merci.<br /> Que vous souhaiter si ce n'est du soleil?
Répondre
C
Envoyez-moi du soleil, oui, mais surtout de bonnes nouvelles de votre santé. Je devine que vous luttez : si quelquefois en votre votre ciel passent quelques nuages blancs, ce sont, pensez-le, quelques dissidents du ciel belge, chargés de nos pensées amicales et réconfortantes pour vous apaiser.
D
Bizarrerie de l'informatique, votre blog m'est apparu puis pfft a disparu, mais miracle accompli vous revoilà<br /> Ce petit livre m'avait infiniment touché lors de sa lecture, riche, dense, précieux et effectivement un petit livre qu'il faudrait relire avant toute les rentrées littéraires avant de se laisser embarquer par les sirènes de la critique.<br /> Je viens d'attendre 26 ans avant de lire la suite d'un récit, ce doit être un livre comme les aimait CE Magny
Répondre
C
Je vous assure que je ne joue pas à cache-cache !<br /> Bonne idée de relire cette lettre à la rentrée littéraire : ah les sirènes de la critique... Je n'ai lu, je crois, aucun des prix littéraires 2013-14... Sauf Alice Munro, vous m'aviez envoyé un ebook.
A
Hier, j'avais connaissance de votre billet, mais lorsque je cliquais sur le lien, il affichait &quot;ce blog n'existe plus&quot;. J'ai patienté un peu avant de vous envoyer un mail, et ce matin tout marchait. Mystères de l'informatique.
Répondre
C
Il y a eu une vingtaine d'heures minimum durant lesquelles le blog n'existait plus. J'étais inquiet, j'avais toujours l'administration correctement mais sans aperçu de rien. J'ai été rassuré quelque peu par le forum d'Oblg mais quand même... 293 articles, j'y tiens...
K
L'écriture ou la vie est dans ma liste à lire depuis des années.<br /> Ouf, j'ai trouvé le chemin du blog, ne tenez pas compte de mon mail...
Répondre
C
Ok tout va bien alors... Je suis allé chez vous mais je ne suis pas sûr d'avoir corrigé l'adresse de mon blog en laissant un commentaire.
T
J'avais noté ce titre chez Dominique, merci de le rappeler et d'insister sur cette &quot;authenticité&quot; indispensable. J'y vois aussi l'occasion de découvrir Claude-Edmonde Magny que je n'ai jamais lue.<br /> Ce long silence de Semprun accompagne dans mon esprit &quot;Si c'est un homme&quot; de Primo Levi. Un entretien sur &quot;L'écriture ou la vie&quot; sur le site de Gallimard : http://www.gallimard.fr/catalog/entretiens/01029405.htm
Répondre
C
Il y a de ces livres dont on a tant dit, dont je sais tant que je ne me sens pas porté à les lire : c'est le cas pour ce témoignage essentiel de Primo Levi que vous faites bien de souligner ici.<br /> Merci pour l'entretien Gallimard avec Semprun que je mets en lien à la place de la classique notice wikipédia pour &quot;L'écriture ou la vie&quot;.
A
J'ai lu et apprécié &quot;l'écriture ou la vie&quot;, celui-ci me paraît quasiment indispensable pour le compléter.
Répondre
C
Bonjour Aifelle ! Vous avez trouvé mon chemin, les deux jours précédents, mon blog était perdu quelque part et j'étais inquiet. <br /> J'ai lu &quot;L'écriture ou la vie&quot; il y a dix ans. J'y reviendrais volontiers.