19 août 2013 1 19 /08 /août /2013 06:00

 

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Plusieurs similitudes lient ces deux romans de Yasmina Reza : leur narrateur est un homme qui rumine ses insatisfactions et se comporte en ronchon caustique ; le portrait qui se dégage est vif, quelques traits brossés au crayon très noir soutenu par un sens psychologique aigu ; leur absorption demande le temps d'un long métrage, laps court parlant de lecture. Enfin, leur toile de fond est schopenhaueresque: l'existence étant faite de désirs insatisfaits et de tracas, les plaisirs ne sont perçus que par contraste avec l'état de souffrance. (Voir Schopenhauer).

 

Samuel Haberberg (2003) a toutes les raisons de regretter sa situation : ménage pas heureux, mauvaise réception de son premier livre, spleen profond. L'écrivain raté déambule devant les autruches du Jardin des Plantes et tombe sur une ancienne camarade de lycée. Rencontre navrante, il la trouve sans intérêt, accepte stupidement l'invitation à souper et le voilà piégé dans un consternant tête-à-tête. Le pire est à venir avec des aveux sentimentaux dont il ne sait s'ils sont refroidis ou proposition. Contraste inconciliable entre une Marie-Thérèse badine, esprit pratique et content, et un Adam misanthrope qui songe Je ne peux pas croire que Dieu se soit rétracté pour laisser place à une humanité de ton espèce. Incises désabusées - impertinentes ? - sur l'écriture Le vrai écrivain ne réfléchit pas à la littérature. Le vrai écrivain se fout de la littérature. Récit dépouillé, moments ternes et embarrassés que Reza rend avec tant d'authenticité que l'empathie gagne. La phrase est courte, trop diront certains. On objectera que faire simple reste le plus difficile et s'approche le mieux de l'idéal.


Une désolation (1999) est un monologue: Samuel, exécrable, négatif, mordant, exprime sa hargne envers un fils qui mène une vie sabbatique et auquel il reproche d'exister mollement heureux, au lieu de manifester une attitude pugnace. L'âge venant, Samuel se sent rétréci par le monde: Est-ce que vieillir consiste à développer une parodie de soi ? Ce tempérament combatif traduit les positions de Yasmina Reza : La guerre est inhérente à l'homme, elle n'est pas à part. L'homme est immaîtrisable. Car elle privilégie les rapports riches et dangereux : Le confort est la chose la plus rétrécissante du monde. Rien d'étonnant de découvrir chez elle ce personnage désabusé par son véliplanchiste de fils : Écarter la souffrance vous tient lieu d'épopée, harangue-t-il. 

Ce titre possède un potentiel plus riche que le premier évoqué et on imagine aisément un devenir littéraire aux personnages: une réponse du fils à son père ? Paradoxalement, sa nature excessive m'a moins séduit que le sobre et efficace Adam Haberberg, une création dont l'expression même constitue un rempart contre la désespérance qu'elle évoque.

 

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Peu d'informations et critiques correctement fondées sur la Toile à propos des deux textes. Les meilleurs repères sont des entretiens pour L'Express Culture : l'un avec Catherine Argand, réalisé en 1999, l'autre avec François Busnel et Jérôme Serri en 2005. Les plus intéressés trouveront un portrait complet La guerrière appliquée dans le Nouvel Observateur (papier) du 3 janvier 2013. Surtout célébrée pour ses œuvres théâtrales (Art, Le Dieu du carnagebeaucoup analysées et jouées dans le monde, les romans de cette dame talentueuse (occasionnellement actrice de théâtre et de cinéma, elle est aussi réalisatrice) attendent-ils une redécouverte méritée ? 

On observe que la guerrière  a quelque analogie avec l'ex-président Sarkozy:  sèche, «burnée», teigneuse, dure à tout par principe est-elle malmenée par Libération dans une vive critique sur  L'aube le soir ou la nuit, où elle raconte le futur élu qu'elle a suivi durant la campagne 2007. Grand succès de vente.

 

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© The New Yorker

 

Même si la discrétion est maintenant de mise, la très française russo-irano-hongroise a une aura people qui pourrait la desservir en tant que femme de lettres. Les deux romans ont en outre des émanations existentialistes, décolorées aujourd'hui, et j'ai même lu le qualificatif assassin germanopratin1 à propos de leur caractère intellectuel. Fi de tout cela, les textes vivent seuls. Et pour peu qu'on soit dans les dispositions philosophiques et mentales requises pour être la cible de la sagette Reza, nul doute que ces deux livres cinglants iront au cœur et à l'esprit. 

 

1 De Saint-Germain-des-Prés.

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18 juillet 2013 4 18 /07 /juillet /2013 06:00

 

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Poèmes et lettres à l'oncle Éric

 

Avec peu d'œuvres éditées, on pourrait penser qu'il s'agit d'un poète obscur aux côtés de noms renommés tels ses amis Eugène Guillevic et Nathan Katz, auteurs d'une œuvre plus dense. Deux raisons à ce silence : la mort, jeune, à 44 ans et une sorte d'esquive provoquée par trois obstacles liés à une formation religieuse (narcissime culpabilisant), l'empreinte d'un milieu familial (influence maternelle) et les racines profondes d'une sensibilité germanique, trois freins que démêle parfaitement Gérard Pfister dans la préface.

 

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Jean-Paul de Dadelsen meurt en 1957 d'une tumeur au cerveau avec une seule publication de son vivant (Bach en automne, N.R.F.). De cet homme hors du commun, on ne trouve1 que Jonas, recueil de poésie chez Gallimard, et La sagesse de l'en-bas (Evelyne Franck, 2013), le premier essai qui lui soit consacré. Le livre qui nous occupe, édité lors du centenaire de sa naissance, propose une série de lettres et de poèmes écrits par Dadelsen à cet oncle Éric, dont il appréciait l'ouverture d'esprit et la sensibilité artistique, au point de devenir le confident privilégié du jeune homme. Ces documents ont été généreusement fournis par le petit-fils de leur destinataire, Christian Lutz qui livre par ailleurs en appendice un aperçu biographique de cet oncle. Tous les écrits datent de 1929 à 1936, la période des études supérieures de Dadelsen, lycée et licence avec une brillante agrégation en allemand. Les tout premiers poèmes en alexandrins sont artificiels et décevants, l'auteur s'en rend compte et livre à travers ses lettres une auto-critique pénétrante, l'amorce d'un cheminement intérieur, l'évolution de ses ambitions littéraires. Ce dernier adjectif l'irrite: Je m'efforce d'être en contact aussi étroit que possible avec la vie. De travailler avec mes mains, de connaître les autres gens, et non pas les gens de cerveau, mais les gens vraiment humains. (…)...ils sont plus proches de la vie que les intellectuels et les faux artistes. La littérature, pour le jeune poète, n'est pas le conformisme lamartino-parnasien et comme l'indique Gérard Pfister, il sait trop de quoi il retourne: la rhétorique poétique n'est qu'une incapacité à saisir le réel

 

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La sagesse de l'en-bas (Éditions Arfuyen)


Très vite, le lecteur se rend compte que ces lettres bien faites sont le fait d'un être très clairvoyant (on ne dira pas intelligent car Dadelsen voyait un manque d'authenticité chez les gens qui le sont trop) et doté d'une immense intériorité, quelquefois mystérieuse et toujours ouverte. Il se livre avec pudeur et grande honnêteté, sans grandiloquence ni superlatifs. Et peu d'individus se reconnaîtront pareils à ces âges là, car Dadelsen est prodigieusement mature au point, à vingt ans, d'écrire de véritables leçons de vie dans une prose noble, conseils qui seraient davantage attendus d'un homme mûr:

 

Mais il ne suffit pas d'accepter, il faut aimer cette vie, fugitive et vaine.

 

Le plus difficile pour Jonas: non de mourir, mais de vivre et vouloir.

 

Voilà l'atout de ces documents envoyés à l'oncle: l'on s'y retrouve beaucoup, d'autant plus que l'on a l'âme artistique et tournée vers la poésie.

 

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Au-delà de la perte de la sérénité intérieure de l'enfance, Dadelsen fut un homme enthousiaste et impétueux qui appréciait la vie. La beauté de vivre est un titre qui lui sied : Ne crois point ceux qui salissent la vie selon ce qu'ils disent leur expérience de vivre. Homme actif qui rappelle Malraux ou Gary (il fut professeur, officier de parachutistes, titulaire d'émissions françaises à la BBC, conseiller d'organisations européennes), son parcours l'a conduit à se lier avec Albert Camus. Il devint correspondant à Londres de Combat.

 

Cette esprit positif abrite du mysticisme, car il avoue à maintes reprises ne pas être totalement l'auteur de ses poèmes : Je n'oserais prétendre qu'il soit de moi, chacun qui aurait écouté une voix universelle aurait pu l'écrire. (...) ...soyez humbles devant la voix qui parle en vous et vous donne la force de créer et la joie et l'assouvissement...car la voix vous a choisis et vous n'êtes plus libre dès maintenant. Progressivement, la maturité s'installe qui le conduira à se sentir destiné à la création : ...parce que je ne peux plus faire autrement. Aussi court que possible ; pas de littérature, rien qui ne soit senti. Si on n'a rien à dire, on se tait. 

 

Énergique et ironique, curieux et insaisissable, cet alsacien aux lettres parfois trop lisses et polies est une belle découverte, surprise de l'été. Le recueil, reçu grâce à l'opération Masse Critique de Babeliovaut les meilleurs compliments pour la qualité de sa présentation, car soigné et très complet: biographie, bibliographies, sources, tables. Mes remerciements aux Éditions Arfuyen. 

 

1 Je retrouve également le Goethe en Alsace chez Le temps qu'il fait, illustré plus haut.

 

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Portrait de JP de Dadelsen (1932-33)

par son ami Robert Breitwieser

(Photographie Fred Rothenberg)

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25 juin 2013 2 25 /06 /juin /2013 05:30

 

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La musique enchanteresse et nostalgique du Testament Français (1995) se poursuit dans le titre même de ce roman de 130 pages. Une mélodie obsédante et discrète comme l'âme russe, au fond de laquelle résonnent en sourdine deux mots révoltants et blessants, homo sovieticus, l'homme russe indifférent et résigné sous les brimades du stalinisme.

 

Dans la petite gare enneigée perdue au cœur de l'immensité glaciale qui s'étend entre l'Oural et Moscou, des passagers résignés attendent un train indéfiniment retardé par les intempéries. Civils et militaires tentent de dormir, engourdis par la fatigue et le froid. Un des voyageurs s'assied à un piano perdu dans un local à l'étage: les larmes aux yeux, il joue un air qui suspend le temps. Andrei Makine raconte l'histoire de ce musicien et extirpe l'homo sovieticus d'une connotation dévalorisante pour l'élever à une dignité rare qui rend justice à un peuple meurtri. Ce livre est avant tout l'histoire bouleversante d'une résistance stoïque contre les entraves d'un régime.


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À la veille de la seconde guerre mondiale, Alexis Berg, jeune pianiste prometteur, s'apprête à jouer son premier concert à Moscou. Ses parents sont arrêtés le même jour et il doit fuir en Ukraine chez une tante où il se terre jusqu'à l'arrivée de l'armée allemande. Il prend alors l'identité d'un soldat russe mort et s'engage dans les combats aux côté des siens, solitaire et en marge, discret au point de refuser les honneurs pour ne pas se faire remarquer. La guerre terminée, les passés de l'homme qu'il n'est pas et de l'artiste qu'il ne peut revendiquer, menacent à chaque instant de le rattraper.

 

Les récits d'Andreï Makine se déroulent comme dans un songe, il voit tout à travers un flou artistique délicat, comme en contemplation. Sans perdre une lucidité qui touche à l'essentiel. 

 

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Andreï Makine

 

Ce livre est un hommage aux artistes qui n'ont pas le droit d'exister. La terreur ou la censure ont mis et mettent en danger la vie même de celles et ceux qui veulent s'exprimer par la beauté1. Il est intolérable de devoir brûler un violon ou de soulever le couvercle d'un piano avec un sentiment de culpabilité. Ce beau roman rappelle que les victimes des bourreaux ne sont pas le troupeau d'idiots du sociologue anti-conformiste Alexandre Zinoviev. 

 

La Musique d'une vie a reçu le prix RTL-Lire en 2001.

 

1 Andreï Makine, né en Sibérie, a obtenu l'asile politique en France en 1987.


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13 juin 2013 4 13 /06 /juin /2013 05:30

 

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Le jeune Rassoul fracasse d'un coup de hache le crâne de nana Alia, vieille usurière qui contraint Souphia la bien-aimée à se prostituer. Son geste à peine accompli, Raskolnikov, le personnage de Crime et Châtiment, surgit à l'esprit du garçon. Dostoïevski avait en effet conduit son anti-héros au même acte ignoble, avec la bonne raison d'agir pour le bien et convaincu de transgresser à bon escient les limites morales. Il ne sera racheté que par l'aveu de son meurtre et la condamnation. Rassoul, son forfait commis, est rattrapé par le destin littéraire de Raskolnikov: …avant de commettre ce crime, au moment où il le préméditait, n'y avait-il jamais songé ? [...] Ou peut-être cette histoire, enfouie au tréfonds de lui, l'a-t-elle incité au meurtre. Il vit alors une douloureuse épreuve: tiraillé par la culpabilité, qu'en est-il pour lui de la vie si dans ce pays le rachat n'est pas possible ?

 

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L'histoire se déroule en Afghanistan, après l'occupation russe, alors que la région, violemment anti-communiste, est plongée dans d'âpres luttes civiles et connaît un effondrement des valeurs. La loi est soumise à l'influence de la charia et les talibans restreignent autant le sentiment de liberté que durant l'occupation soviétique. Un meurtre est peu de choses en regard du crime de lire un auteur russe, stupidement assimilé au communisme. Tuer n'est rien, ne pas trahir est plus important, ne pas trahir Allah, son clan, sa famille, son clan, sa patrie, son ami... Quand Rassoul soucieux de se racheter décide de se livrer, il est dépossédé de son crime: quelle importance l'élimination d'une maquerelle sans scrupules aux yeux de la justice afghane ? Son père communiste et les livres russes constituent un meilleur motif de condamnation et Rassoul se voit accusé pour des motifs étrangers à son forfait. Connaîtra-t-il seulement la consolation de Raskolnikov: s'endormir en geôle, une bible sous l'oreiller ? Pas certain dans cet Afghanistan où même Allah est instrumentalisé. Et le suicide n'a pas de sens dans un pays où la vie semble ne plus avoir d'importance.

 

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Dans Kaboul ravagé par les explosions et la poussière où courent effrayés les tchadors bleu ciel, entre maisons de thé et fumeries de narguilé, le roman révèle un climat hostile et pesant, où le désespoir gagne aussi les combattants. Et où l'amour même se meurt. 

 

Rahimi intègre dans le récit plusieurs extraits traduits de poèmes et de légendes afghanes qui traduisent une sensibilité particulière à l'Asie centrale. On regrette cependant que ni l'auteur ni les éditeurs (P.O.L, Gallimard) n'aient proposé une explication des nombreux mots persans1: quelques notes de bas de page auraient aidé le lecteur curieux. Faut-il tant sacrifier la compréhension à la couleur d'origine ? L'auteur s'explique bien sur son écriture et le rapport avec la langue persane dans cette vidéo: Dans ma langue maternelle, je suis un auteur, en français je suis un écrivain.... L'écrivain cherche les mots, l'auteur est cherché par les mots.

 

Au-delà de l'intérêt considérable, mais finalement assez attendu, que constitue la situation humaine et sociale dans la région afghane, l'originalité du roman tient dans le pont que Rahimi jette entre l'Orient et l'Occident avec la convocation du roman de Dostoïevski. D'une lecture aisée, d'une plume adéquate et sans fioritures, il y manque sans doute l'escarbille littéraire qui en ferait un livre étonnant. Pour ma part, ce livre fait regretter la Pierre de Patience du Goncourt 20082, plus romanesque. On sait l'écrivain afghan, vivant en France, a perdu un frère là-bas: on songe évidemment à ce frère assassiné en découvrant l'histoire tragique de Rassoul.

 

Rahimi définit ainsi sa croyance religieuse: Je suis bouddhiste parce que j'ai conscience de ma faiblesse, je suis chrétien parce que j'avoue ma faiblesse, je suis juif parce que je me moque de ma faiblesse, je suis musulman parce que je condamne ma faiblesse, je suis athée si Dieu est tout puissant.3

 

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1 Exemple: chaykhâna (maison de thé), sâqikhâna (fumerie), fiqh (loi),...

2 À titre d'anecdote, ce prix avait fait écrire à La Tribune de Genève (11 nov 2008) que « le Goncourt avait donné pour le tiers-monde ».

3 Source Wikipédia


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2 juin 2013 7 02 /06 /juin /2013 07:00

 

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Lorsque ce roman est édité en 2001, Marie Ndiaye était depuis longtemps sous l'œil bienveillant de l'intuitif et exigeant Jérôme Lindon. Travailleuse, elle poursuit un chemin médiatiquement discret qui la voit aboutir, avec ce récit ténébreux, à une production majeure (prix Femina) annoncée par ses ouvrages précédents. On sait que depuis, elle a obtenu le Goncourt pour Trois femmes puissantes et que Ladivine (2013) obtient une critique très élogieuse dans la presse spécialisée. Vingt-huit ans après son premier roman, avec quinze titres à son actif (sans compter les œuvres théâtrales et pour la jeunesse), elle se place parmi les femmes de lettres francophones les plus lues et dont les qualités littéraires ne peuvent plus être ignorées.

 

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 © Mercure/Opale

 

Âmes sensibles s'abstenir, lit-on dans le billet d'une lectrice impressionnée. Nous n'irons pas jusqu'à conseiller un âge minimum mais l'avertissement est de mise: aucune trace de mièvrerie romanesque ici. Les deux enfants Carpe partis à Paris pour poursuivre leurs études n'ont pas été armés par leurs parents, des gens conventionnels, sans chaleur, qui leur ont offert éducation et affection étriquées, pressés qu'ils étaient de profiter d'une vie jouissive au travers d'opérations boursières fructueuses. Très vite, Lazare le fils, en rébellion contre Brive-la Gaillarde, sillon de leur enfance, souvenir obstinément jaune, avec le magnolia obsédant et inodore, délaisse ses études et tourne mal. Il part en Guadeloupe pour se livrer à un commerce louche avec Abel, le mauvais conseiller. Marie-Rose, devenue Rosie, rate ses examens et accepte de travailler dans un hôtel miteux où elle intéresse immédiatement le sous-gérant concupiscent. Elle tombe sous le joug de cet homme qui propose de laisser filmer leur ébats par une sinistre marchande de vidéos pornographiques. Un enfant naît de cette relation trouble qu'elle n'ose fuir: Titi, maudit et jamais accepté par sa mère. Celle-ci subit son destin avec une passivité dérangeante: images bouleversantes d'un gosse qui lui tend désespérément les bras lorsqu'elle revient de marches folles pour le fuir. Désemparée, impuissante, Rosie, à nouveau enceinte accidentellement, emmène son fils afin de rejoindre Lazare en Guadeloupe, croyant naïvement à la réussite qu'il prétend dans ses lettres.

 

S'ouvre alors le long épisode au sud, éblouissement pénible, soleil, sueur et précarité, avec le nouveau protagoniste antillais Lagrand, sorte de Christ écorché, ami et vain sauveur de Lazare, devenu père entre-temps et auteur d'un crime odieux sur un touriste. La suite du récit est vue à travers ce Lagrand, apparemment stable et fort, mais possédé et meurtri par une relation fusionnelle brisée avec une mère internée. Il perçoit que Rosie, dont il est épris, laisse mourir Titi malade, son misérable agneau, en négligeant de lui apporter des soins. La perspective de sa disparition semble alléger la jeune-femme et il emporte l'enfant à l'hôpital sans plus s'en soucier. Les parents qui ont tenté de faire du profit en participant aux embrouilles de Lazare sont ruinés, ce qui ne les empêche pas de vivre en Guadeloupe comme des nouveaux bourgeois aux crochets d'un bien nanti. Leur transformation sociale est désopilante, navrante et aucune honte face à l'échec de leurs enfants ne ternit leur insouciance.

 

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Marie Ndiaye fait se retrouver ce petit monde dans un épilogue surprenant et doux amer, où s'écrit la destinée de Rosie et Lagrand.

 

Au terme du récit, deux réflexions émergent:

  • Il s'agit d'un roman âpre et prenant, qui crie la détresse, dénonce la culpabilité et où des enfants s'anéantissent d'avoir été mal aimés.
  • Le destin est un enroulement absurde où les êtres semblent à peine conscients de ce qui se leur arrive en silence et en secret. Le roman de Ndiaye déchiffre impitoyablement ce destin sans envergure ni postérité historique, où certains ont la chance, d'autres moins. 

Le style de l'auteur d'ascendance sénégalaise s'avère très personnel et demande de se familiariser avec sa phrase longue et un peu syncopée. On lit entrelacs de phrases pulpeuses et asymétriques1 pour la qualifier: on y trouve en effet la densité qui reflète les états d'esprit contradictoires et les situations difficiles, tendues, déconcertantes. L'introspection domine, se manifeste par des monologues intérieurs, des velléités de paroles contradictoires et non prononcées. La narration est exclusive, l'auteur bien cachée ne pointe jamais le bout du nez avec des discours explicatif, car tout est narration qui contribue à une forme d'envoûtement. Certains thèmes reviennent comme des arias de symphonie: la couleur jaune, nuance de trahison et de lâcheté, la blancheur presque insoutenable, la sueur, les gémissements des bêtes, comme autant d'obsessions qui hantent le récit. On rencontre peu de portraits physiques: l'intérieur prime, contribuant à la lenteur de la progression lancinante. Celle-ci alourdit le début du récit qui prend un rythme plus soutenu et passionnant quand Rosie se retrouve en Guadeloupe et qu'apparaît Lagrand.

 

Le livre refermé, il laisse une impression tenace colorée et poisseuse tandis qu'un soleil grave continue de luire: nous sommes de cette espèce-là qui peut être si triste et décadente, et c'est presque de la honte. Marie Ndiaye n'élude rien, sans pathos ni ostentation tandis que le charme de sa voix opère comme un hallucination étincelante.  

 

 

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Réactions de la presse:  Articles critiques aux éditions de Minuit.

 

Avis plus mitigés sur Babelio (lectorat moins spécialisé).

 

1 Marc Weizmann (Les Inrockuptibles, 6 mars 2001).


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24 mai 2013 5 24 /05 /mai /2013 06:00

 

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Le ressassement éternel a été édité en 1952: il comprend deux courts textes L'idylle et Le dernier mot datés de 1935 et 1936. Maurice Blanchot y adjoint Après coup en 1983, aux Éditions de Minuit toujours, sorte de postface anachronique des deux œuvres du début.

 

Celles-ci se déroulent dans un monde imaginaire inquiétant, proche de nous mais impersonnel et universel, qui évoque immanquablement Kafka. Les personnages sont étrangers à ce qui leur arrive: c'est Camus avant l'heure. Le protagoniste de L'idylle − on ne sait d'où il vient  entre dans un hospice, endroit soit-disant libre mais hostile, dont le directeur onctueux est faussement avenant. Le résident-prisonnier doit travailler à des tâches dures et vaines et subir de terribles punitions s'il désobéit. Il finit par y succomber dans la souffrance: l'univers concentrationnaire d'Auschwitz vient à l'esprit. Le dernier mot quant à lui est un récit très opaque, comme l'est d'ailleurs ce titre Le Ressassement éternel1

 

Textes hermétiques qu'éclaire peut-être Après coup ?

 

Le ton est donné d'emblée : noli me legere, tu ne me liras pas dit l'œuvre à son auteur, elle lui donne son congé, traduisant l'idée chère à Blanchot pour lequel l'œuvre est une entité qui se suffit: ...un vrai livre se passe de présentation, il procède par coup de foudre, comme la femme avec l'amant et sans l'aide d'un tiers, ce mari... La notion d'auteur elle-même est remise en question: l'idée est qu'il n'y a pas vraiment d'artiste, d'écrivain car seule sa production le prouve, le fait naître. Une fois l'œuvre faite, elle témoigne de la dissolution, de la défection de l'auteur. L'existence de ce dernier est donc sujette à caution: Du «ne pas être» au «ne plus», tel serait le parcours de ce qu'on nomme l'écrivain, non seulement son temps toujours suspendu, mais ce qui le fait être par un devenir d'interruption. 

 

Blanchot a-t-il été prophète ? Il reconnaît qu'il est impossible de ne pas y songer, impossible de ne pas évoquer les travaux dérisoires des camps, faire pour défaire, ruine du travail et des funestes travailleurs. Le romancier répète qu'il ne sait pas ce qu'il a voulu dire cinquante ans auparavant, et qu'il n'existe pas d'auteur avant ni après l'œuvre. Et il ne se considère pas mieux placé qu'un autre pour en fixer le sens: ce serait attenter à la liberté des lecteurs. 

 

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À travers L'idylle, avec cette étrangeté que Camus a rendue familière quelques années plus tard, osera-t-on l'hypothèse que l'époque se devait de produire ces textes ? Après l'horreur des camps, le texte de Blanchot coïncide-t-il avec une réalité qu'il semble annoncer ? Selon Bertrand-Poirot Delpech2, sa joliesse rend le tragique supportable, donc le défigure. Un texte rond, aux phrases qui se pavanent, témoigne d'un monde acceptable et Auschwitz ne l'est pas3. Une phrase dans Après coup pose un avis clair sur le caractère précurseur de L'idylle: ...si l'imaginaire risque un jour de devenir réel, c'est qu'il a lui-même ses limites assez strictes et qu'il prévoit facilement le pire parce que celui-ci est toujours le plus simple qui se répète toujours. Tout est dit.     

 

Quelles vertus conférer alors à ces textes ? Poirot-Delpech apporte, à ce propos, un éclairement déterminant4. Il y a deux sortes de lecture, d'une part celle qui rejoint le sens commun et qui croit aux auteurs, un usage pratique des choses écrites, sujet, verbe, complément, tout le monde est d'accord sur ce que ça veut dire, on ne va pas chipoter ni se biler pour tout. Et on laisse aux experts le soin d'analyser ce qu'il y a derrière. D'autre part, il y a une façon mi-affolée mi-éblouie de sentir craquer sous chaque syllabe tous les mystères du monde, le pourquoi de l'être et de l' « il y a », le comment de la langue – cette construction entamée dans la nuit des temps et qui ne raconte, de fiable, que sa propre histoire… Aucun commentaire n'épuise l'œuvre, bref elle se suffit. 

 

Blanchot, en effet, saute dans le vide, fait fi des constructions de l'esprit. Sa lecture ouvre le vide sous nous et emmène vers l'interrogation ultime, dans un style limpide sans recourir à la formulation touffue du philosophe. Et le lecteur en sort titubant de suave perplexité, pour encore citer Poirot Delpech, dont il serait vain de vouloir égaler la justesse de propos à l'égard de ces écrits d'un homme entièrement dévoué à la littérature. 

 

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Maurice Blanchot    

 

1 Le professeur Waclaw Rapak (Université de Jagellone, Cracovie) est l'auteur d'un essai sur ces deux écrits: il avoue sa difficulté à y interpréter la notion de ressassement.

2 Article dans Le Monde, 22 avril 1983. 

3 Cette réflexion conduit à celle que j'ai formulée comme réserve au récit Le Boqueteau d'Ernst Jünger: gêne éprouvée devant un style inadapté aux événements racontés.

4 Article dans Le Monde, 22 avril 1983

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30 avril 2013 2 30 /04 /avril /2013 05:00

 

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Les mots qui vont surgir savent de nous ce que nous ignorons d'eux.

René Char.

 

 

Perdre le mot non équivaut à devenir un béni-oui-oui, ne plus s'opposer à rien, devenir un interlocuteur sympathique et conciliant qui caresse systématiquement ses proches et amis dans le sens du poil: ...il tend la bouche vers l'avant et cale les incisives pour souffler la décisive consonne, mais là, le mot ne vient pas, il lui reste sur la langue comme un noyau de cerise, un chewing-gum qui refuserait de buller. 

 

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Un seul mot vous manque et le monde vacille, écrit le Magazine Littéraire. Voilà ce qui arrive à Beaujour, employé dans un institut de sondage. Le handicap lui réserve quelques situations cocasses et le conduit à des comportements de nature à modifier le cours de son existence paisible. Ainsi ne plus laisser le choix à ses sondés qu'entre oui et ne sait pas, ce qui convient idéalement à ceux qui cherchent à tirer bénéfice des enquêtes d'opinion, ceux qui considèrent qu'un sondage doit délivrer les conclusions attendues. Sa technique involontaire transforme Beaujour − oui permanent aux desideratas du patron −, en concepteur très demandé de questionnaires biaisés dangereux, comme celui qui consiste à faire dire à un ouvrier, malgré lui, qu'il souhaite sa délocalisation à l'étranger. 

 

Ne pas trouver ses mots, ne fût-ce qu'un seul, amène naturellement à fréquenter un atelier d'écriture. Beaujour y suit les conseils d'un animateur intuitif: ...Les mots c'est un peu le prénom des choses, une manière de les apprivoiser, sans quoi on serait environné d'inconnus. [...]. La mémoire est un mensonge, seul l'imaginaire dit vrai. Partant de là, l'auteur insère dans le récit une série de broderies, compositions de Beaujour dans le cadre de l'atelier, textes joliment travaillés, désignés sous la belle appellation L'ouvroir des mots perdus. Un retour aux origines, au plus lointain, pour retrouver le nouveau-né, là où le mot s'est perdu, l'enfant chéri et dorloté qui n'aurait pu que dire oui aux égards et à l'affection dont il était l'objet. Du oui de l'enfant bienheureux, il n'y a qu'un pas au oui des citoyens pour les évolutions sociales et technologiques pleines de promesse de la seconde moitié du vingtième siècle, la télévision pour tous, la voiture et en point de mire le merveilleux an 2000 qui promet un monde formidable: comment dire non à cela ?  


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Conséquence inespérée de la lacune verbale: Beaujour, alors qu'il quitte son bureau pour aller aux toilettes, ne peut refuser l'invitation de sa collègue Marie-Line qui, pensant qu'il prend sa pause de table, l'invite à partager le restaurant de midi. On devine l'embarras de notre personnage quand sa partenaire, sortant une cigarette, lui demande si la fumée le dérange: oui, forcément. Sur le coup, le gentil Beaujour devient aux yeux de Marie-Line l'homme qui sait ce qu'il veut, qui s'affirme. Une idylle sauvera-t-elle l'homme qui ne savait plus dire non ?  

 

Dire oui [...] donne l'impression d'un pouvoir absolu, de tout comprendre, de tout accepter, de régler le sort du monde, de tout faciliter. Beaujour dit toujours oui pour rendre sa vie plus confortable. S'exposer à un non peut être perçu comme un rejet, une trahison, le non renvoie au néant, du moins à l'impression que nous sommes fondamentalement seuls, incompris, ou mauvais. Serait-ce par empathie que Beaujour ne dit pas non

 

Serge Joncour est l'auteur d'une dizaine de romans, dont UV prix France Télévision 2003. Il collabore à l'émission Les papous dans la tête sur France-Culture. 

 

En certifiant ne subir aucune altération par contagion de mon vocabulaire critique négatif, j'émets pour ce livre divertissant, pas idiot du tout, qui réserve quelques pages mûries, d'une agréable langue limpide, j'émets sans ambages un indéniable             

 

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17 avril 2013 3 17 /04 /avril /2013 05:50

 

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Cette fiction s'élève à un niveau auquel peu d'auteurs actuels peuvent prétendre. Virtuose et expérimenté, Rouaud a réussi un roman ambitieux, durant lequel on se se réjouit, malgré la lenteur de l'action et sa longueur − c'est un pavé de 600 pages − et qu'après la lecture on continue de savourer, avec le sentiment d'avoir découvert une perle et le souvenir de scènes inoubliables qui semblent avoir été vécues intimement.

 

Pour moi, Jean Rouaud, c'était jusqu'ici le Goncourt 19901 qui détaille les essuie-glaces bancals d'une 2 chevaux et la pluie, toujours cette pluie de Loire-Atlantique que personne n'a mieux rendue en littérature, et puis la famille, beaucoup d'autobiographies avec la famille et ses morts. Je l'avais peu lu jusqu'ici.

 

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 Ici la présentation vidéo dans Un livre un jour 

 

Il ne s'agit pas d'un roman traditionnel, mais plutôt d'un réquisitoire pour le genre romanesque par le biais d'une histoire d'amour abordée comme une tentative expérimentale. Car on ne raconte plus ce genre d'histoire comme autrefois, le romanesque d'antan s'est perdu, mais la nostalgie reste de ces grandes œuvres populaires de l'imagination. L'héroïne du récit est la plus belle ornithologue du monde, Constance Monastier, laquelle est vouvoyée par l'auteur tout le long du récit, particularité qui peut sembler venir du nouveau roman dont l'auteur se rit d'ailleurs discrètement. Derrière ce vous, il y a de la tendresse, de l'admiration, presque un sentiment amoureux tant Rouaud semble empli du personnage qu'il raconte avec une délicate empathie.

 

Dans la seconde moitié du 19ème siècle, Constance est l'épouse malheureuse d'un maître soyeux des Cévennes, ce Monastier qui lui a donné un fils et qui la visitait toute jeune encore dans sa chambre à la mort de son père, jardinier du domaine. Elle n'aime pas ce mari qui a fait d'elle une bourgeoise mais voue une passion pour les oiseaux. Une grande part du récit raconte le retour de Constance de Paris vers le sud, après une visite à son fils en pension, et durant lequel, lors de la partie du voyage en diligence, le hasard met sur son chemin Octave Keller, blessé, réchappé de la Semaine sanglante de la capitale et qui tente de fuir par les Cévennes pour gagner l'Espagne. Je viens avec vous, la phrase charnière, une clé qui fera de vous, Constance Monastier, une femme différente, déterminée, responsable et enfin amoureuse. Mais je n'en dis pas trop de ce miracle − quelque chose de sublime ici, dans la progression de l'idylle par petites touches − entre la ravissante rousse et le communeux en fuite, corps de la narration autour de laquelle, avec une volubilité maîtrisée, Rouaud fait graviter une foule de digressions distrayantes, instructives, singulières. De là un récit qui avance très lentement, coupant les phrases par de longues incises entre parenthèses (un peu à la manière de Eric Chevillard dans  L'auteur et moi, l'absurde en moins).

 

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Non seulement on nous raconte une histoire mais on nous explique aussi comment on la fait, les difficultés de certains choix et surtout comment ou aurait pu la faire si on avait respecté les attentes très grand public d'un réalisateur de cinéma, introduit par enchantement dans la narration. Ce cinématographe qui ne va plus laisser grande part à l'imagination du spectateur. Rouaud intervient souvent en tant qu'auteur, de manière très divertissante et clairvoyante, établissant des parallèles avec l'époque actuelle, en expliquant à Constance ce qu'elle ne connaît pas encore de son temps, la prévenant même de ce que la vie lui réserve. La technique utilisée par Rouaud est d'une rare force, car il se permet tout, voyage dans le temps, interpelle les époques, les légendes et son héroïne, invoque l'histoire (l'insurrection de la Commune de Paris, avec en exergue l'Admirable Eugène Varlin, personnage historique exécuté par les Versaillais) et la modernité avec des découvertes comme la photographie, le cinéma, etc... Il dénigre autant ses personnages antipathiques2 qu'il excelle dans la façon de rapporter le charme de son ornithologue: ...rien de saillant, rien de rond, dans ce profil, tout un art de la négociation, entre courbes, angles et droites. En le traçant dans l'air il me semble l'avoir recueilli au bout de mes doigts, comme un jardin fleuri tient tout entier dans l'essence d'un parfum.

 

Zola, surnommé railleusement l'inspecteur, est aussi convoqué à de nombreuses reprises, surtout pour dire ce qu'il aurait écrit à tort, ce maniaque du réalisme, ce démolisseur d'imaginaire. Inutile de dire que le naturaliste est malmené par Jean Rouaud, adepte inconditionnel d'une littérature où le lyrisme garde priorité sur la vérité. Querelle de chapelle dans laquelle Rouaud reconnaît d'ailleurs être injuste.

 

Philippoteaux_-_Massacre_cimetiere_lachaise.jpg Massacre du cimetière Lachaise (Semaine sanglante)

 H.F.E. Philippoteaux (1871)

 

Une telle diversité dans un même livre s'avère exigeante pour le lecteur, car on s'éloigne souvent du récit central pour voyager au fil des pensées vagabondes de l'auteur. Elles font toujours sens, mais il faut de la détermination pour accepter d'être ainsi ballotté. Heureusement, l'écriture ne faiblit jamais et maintient le tout très haut, à la fois légère et chevronnée: les changements de rythme passant de la nostalgie à la jovialité ou au sarcasme, le va-et-vient entre les époques et dans le monde, la succession d'incises habilement glissées, tout fonctionne de manière épatante. 

 

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Quand un livre nous a beaucoup donné, on a envie de le rendre à travers le billet qu'on lui consacre: voilà l'idée lue il y a quelques temps dans un commentaire de la blogosphère3. J'espère n'avoir pas restitué démesurément les contentements que m'a procurés cet ouvrage. Je ne saurais, en tous cas, que conseiller de s'essayer à sa lecture.

 

1 Les Champs d'honneur aux éditions de Minuit.

2 Sur ce plan, l'attitude des voyageurs lors du trajet en diligence est un vrai morceau d'anthologie.

3 Textes & Prétextes, si vous nous lisez... 

 

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12 février 2013 2 12 /02 /février /2013 07:00

 

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Illustration de Michel Ciry

 

La fluidité du style, le dépouillement et la simplicité des œuvres de l'auteur belge contrastent avec l'univers complexe, mutant et désenchanté que découvrent maintenant des yeux de plus en plus matérialistes. L'enchantement est affaire de regard et Carême invite à réanimer une réalité décolorée avec les atouts de l'enfance, jeux et rêves. En cela, ces contes où l'imaginaire est roi, diffusent un souffle vivifiant et salutaire. Ils ne sont pas seulement cela car, couronnés par le Prix Rossel en 1947, ils suscitent la réflexion sur, justement, le désenchantement, le passage à l'âge adulte et la mort dont l'antidote est la capacité de s'émerveiller. Le mot d'ordre, à qui sait l'entendre, est de préserver cette clé. On peut faire le tour du monde en parlant avec une étoile.

  

Maurice Carême convoque le Diable et le petit Jésus en personne et ce sera la seule nuance: c'est un peu vieux bateau en regard de la finesse du reste. Ces petites histoires fantastiques (le terme nouvelle conviendrait, chutes et formes répondant aux critères du genre, si l'univers était plus réaliste) conduisent inévitablement le lecteur à une interprétation spirituellement nourrissante. L'enfant qui les lira ou les entendra lire gagnera à formuler son ressenti: qu'a pensé Caprine, la petite fille assise sur les genoux du narrateur, de ce qu'on lui a lu ?

 

Primento propose trois publications1 numériques simultanées: Mère, La lanterne magiquetout deux des poèmes, et ces contes en prose. L'habillement est sobre et beau: agrémentés d'illustrations soignées, le tout manifeste une belle présentation qui n'est pas toujours le souci premier de l'édition numérique.

 

Mon sentiment: La Vague et le Goéland, Le Petit Vieux sont de pures merveilles : chacun porte en lui ses morts. Le Bonhomme de Neige m'a ému: voulez-vous y entrer ?

 

En se levant, la lune aperçut un bonhomme de neige debout sur la place du village. Elle ne put réprimer sa surprise lorsqu'elle le vit se décroiser les bras.

 

— Encore un malheureux qui va tenter de vivre ! Soupira-t-elle.

 

Que de gaucheries dans ses gestes ! Que d'efforts pour arracher du sol ses énormes pieds ! Le bonhomme faillit se casser à mi-corps et, durant un long moment, n'osa plus bouger. Pourtant ses yeux faits d'éclats de porcelaine s'habituaient à voir, sa cervelle de neige durcie s'accoutumait à réfléchir. Il ébaucha lourdement quelques pas, contourna la place en s'arrêtant à chaque tilleul, puis lâchant son balai, il s'engagea dans une rue craquante de gel.

 

L'idée lui vint de s'approcher d'une maison. Il jeta un coup d'œil par-dessus les rideaux, et ce qu'il discerna lui parut merveilleux.

 

(...).

  

Oui, vous avez gardé votre âme d'enfant: émerveillez-vous, il est toujours temps.


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      Illustration de Léon Navez

 

 

1 Vous trouverez en librairie numérique les formats iPad, ePub et Kindle.

 

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6 février 2013 3 06 /02 /février /2013 07:00

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Une fois n'est pas coutume, commençons par dévoiler les toutes dernières phrases: Le monde des objets s'est clos. Le livre qui va vers eux ne cherche pas à les faire revivre. Il est la marche vers ce qui, en leur temps, permettait de les traverser. C'est la question de cette traversée qui est à nous aujourd'hui posée.

 

La traversée des objets: ils conduisent en effet vers la vie de celui qui les énumère et les décrit avec minutie et fraternité. Que disent-ils de lui, pourquoi ceux-ci n'ont-ils rien à dire alors que ceux-là peuvent tant signifier ? Beaucoup de proches, disparus pour la plupart, réapparaissent avec le sens des choses inanimées: Les morts sont auprès: mains et voix. On entre dans les maisons, on les revoit tout au bout. 

 

L'époque de François Bon, né en 1953, était encore celle de l'accumulation, on jetait peu par rapport à aujourd'hui, qui est l'ère de l'obsolescence programmée et du déchet. Tout se conservait, dans la boîte à jouets, mine d'or, les vieux roulements à bille, les toupies ou les photos de classe. Et surtout les livres, si importants pour cet homme qui préfère les mots aux images, qui choisit de voir un film de cinéma les yeux fermés: Dans les vieux livres, on cherche notre aventure. On s'aperçoit que tout le récit  si on peut employer ce terme pour ce qui ressemble à une énumération pas chronologique — converge vers l'armoire à livres du grand-père aveugle, celui qui tenait un carnet de poésie dans les tranchées de 14-18, vaguemestre avec un âne.

 

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Ceux qui ont vécu la même époque, les garçons d'abord peut-être, vibreront avec les souvenances de l'auteur: les mêmes passions d'adolescent, les mêmes premières lectures de la collection Rouge et Or, les voitures de ce temps, ces choses complètement oubliées, si significatives alors: première calculette HP, almanach et cartes Michelin, vinyles 45 tours, lettreuse Dymo,... Est-ce que nous avons été la première génération pour laquelle l'accès à la voiture n'était plus un seuil ? Et la traversée des objets de François Bon devient la nôtre, enfants qui avons vécu le même temps et pas loin de France. À la différence que nous n'avons pas connu les outils et ustensiles de la mer, les litrons pour les moules par exemple, dont nous découvrons le suranné rassurant des vieux usages: n'était-ce pas bon enfant de mesurer la marchandise au volume ?

 

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Dans ce genre de livre, il n'y a pas un moteur d'intrigue qui pousse à découvrir la suite, si bien que composé d'une soixantaine de sections, il ne se lira pas d'une traite. Et il peut tout aussi bien se parcourir aléatoirement sans qu'on y perde rien, l'ordre séquentiel assurant toutefois une lecture complète. Chaque passage évoque un objet ou une série de même nature, et parfois bien plus, car l'auteur donne libre cours à ses souvenirs, l'un entraînant l'autre. Il tire parfois des conclusions ou prend position: J'étais contre la photo, par principe. Qui s'occupe du langage doit voir avec les mots, et se contenter de son carnet de notes. Le ton est sobre, très méticuleux pour les descriptions techniques et si le nom de l'objet n'évoque d'abord aucune image, il s'assemble par magie devant vous. Sobre et sans lyrisme, sans ces emportements qui donnent des variations de rythme auxquels l'œuvre ne gagnerait pas vraiment: le livre terminé, je garde une impression esthétique de plénitude.

 

Je voue une passion aux vieux objets1, aux vieilles images de ma ville2, toutes choses qui font revenir le passé lointain à la surface. Quand cela se produit, même s'il s'agit de l'émergence de moments heureux, il y a toujours des regrets, car derrière chaque objet se dresse une ou plusieurs personnes qu'on a connues, ou soi-même  On ne peut pas plus s'aimer à distance qu'on ne s'aime au présent , dont on sait le destin qui n'a pas été conforme aux espérances de ces heures-là, voire qui ont tout simplement accompli leur ultime destin. Voilà sans doute pourquoi, autour du plaisir troublant de revoir les images du passé, un nimbe de mélancolie flotte inexorablement, comme il imprègne subtilement les pages de ce livre attachant.

 

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Une autre manière pertinente de présenter ce livre est certainement de la confier à l'auteur en personne dans cette video du Seuil. 

 

Sur le thème des objets du souvenir, voir deux billets Un roman musée et Moment en or de Textes & Prétextes à propos du Musée de l'innocence de Orhan Pamuk.

 

Moins pour leur possession que pour le potentiel de leur simple évocation. Ils justifient parfois à mes yeux, à eux seuls, la lecture d'un vieux Maigret.

2 Voir Le pendu de Saint-Pholien.

 

 

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