11 avril 2013 4 11 /04 /avril /2013 04:48

 

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Rien n'est humain qui n'aspire à l'imaginaire

 Romain Gary

 

 

 

En visite dans le club de lecture de la maison d'arrêt de Fleury-Mérogis, Nancy Huston est interpellée par une détenue: À quoi ça sert d'inventer des histoires, alors que la réalité est déjà tellement incroyable ? Cette femme a commis un meurtre, la romancière n'en commet que dans ses livres. Elle décide de chercher une réponse adéquate: cet essai présente les réflexions qui la conduisent vers des éclaircissements.

 

Cent quatre-vingt pages limpides plus loin, elle donne une ébauche de réponse à la question de la détenue: C'est parce que la réalité humaine est gorgée de fictions involontaires et pauvres qu'il importe d'inventer des fictions volontaires et riches.

 

Car au lieu de s'avancer masquée, comme les millions d'autres fictions qui nous entourent, la littérature annonce la couleur: Je suis une fiction, nous dit-elle; aimez-moi en tant que telle. Servez-vous de moi pour éprouver votre liberté, repousser vos limites, découvrir et animer votre propre créativité. Suivez les méandres de mes personnages et faites-les vôtres, laissez-les agrandir votre univers. Rêvez-moi, rêvez avec moi, n'oubliez jamais le rêve.

 

Pour en arriver-là, Nancy Huston, sur un mode sec, tranchant, sans fioritures1, nous envoie à la figure que nous sommes des personnages de fiction, que nous ne le sachions déjà ou que nous le soupçonnions un peu, voire pas du tout, ce qui risque d'être ravageur. Dès le prénom que l'on nous donne à la naissance commence notre fiction. Des histoires et récits divers construisent notre identité dans notre prime jeunesse, et si nous étions né à l'autre bout du monde, nous ne serions pas belge ou français mais australien, protestant et non juif, de droite et non de gauche, que sais-je,... bref nous serions quelqu'un d'autre.

 

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Les grands singes, comme les bonobos par exemple, constatent, enregistrent, réfléchissent et leur cerveau construit l'image d'un monde complet. Ils en tirent tant bien que mal des conclusions, se les communiquent, coopèrent et s'efforcent de survivre de leur mieux. Pour l'espèce humaine, c'est pareil à la différence qu'il y a le pourquoi, notre manie, notre gloire et notre chute. Nous savons que nous sommes nés et allons mourir, nous avons l'intuition de ce qu'est une vie entière, nous concevons la notion de temps. Et notre vie est fondée sur du sens à la différence des autres animaux de la planète. Ce Sens humain − l'auteur choisit d'y mettre une majuscule car il s'agit de notre grand privilège − se construit pour tous à partir de récits, d'histoires, de fictions. Les chimpanzés constatent comme nous la succession des jours et des nuits et s'y adaptent; notre espèce y ajoute des interprétations. 

 

Les religions sont parmi les fictions majeures que l'homme s'est racontées pour répondre à son pourquoi. La science apporte des explications, des raisons à la plupart des phénomènes, mais elle ne répond pas à notre besoin de sens, elle ne détermine pas notre identité, notre Je, notre Soi

 

L'approche psychanalytique sait que le soi n'est qu'une construction et cherche dans la parole qui la raconte les failles qui déterminent ce qui s'est mal embrayé dans la mise en place de nos histoires édificatrices.

Les généticiens et les sociobiologistes expliquent depuis peu que ce que l'on appelle fatalité est l'interaction infiniment imprévisible entre le déterminisme et le hasard. On ne peut bâtir une société sur de tels faits pourtant bien réels (dans l'état actuel des avancées scientifiques). Par contre si on dit Vous êtes entre les mains de Dieu, là on peut bâtir. Les explications doivent non seulement donner un modèle du réel mais aussi convaincre. Incontestablement l'approche scientifique répond à la première exigence mais n'est pas suffisante pour ce qui est de satisfaire le pourquoi obnubilant. Et peu importe les histoires auxquelles adhérer: croire en Allah, à une thérapie homéopathique, à une idéologie politique ou à une équipe de football, peu importe, nous les adoptons pour combler notre besoin de sens pour vivre.

 

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Prenez le lieu de naissance de l'auteur: Calgary dans la province d'Alberta dans le pays du Canada dans le continent d'Amérique du Nord sur la planète terre dans la Voie Lactée... Tous ces noms sont des façons de parler, Calgary veut dire "clair de ruisseau", la Voie Lactée n'est ni une voie ni lactée, et ont eux aussi une histoire. Un petit siècle avant la naissance de Nancy, Calgary et Alberta n'existaient pas, le 49è parallèle marquant le frontière sud du Canada n'était pas encore tracé. Ces régions portaient d'autres noms donnés par des indiens, ceux-ci n'étant d'ailleurs des tribus "indiennes" que parce que Colomb croyait se diriger vers les Indes... 

 

Nous vivons de fables religieuses, de fables guerrières (il y a nous et il y a eux raconte-t-on au départ), politiques, intimes comme l'amour et l'amitié, bâtis sur des récits, des mythes eux aussi. 

 

Il n'y a pas le mythe d'un côté et la réalité de l'autre. Non seulement l'imaginaire fait partie de la réalité humaine, il la caractérise et l'engendre.

 

Saviez-vous que personne et personnage viennent du mot étrusque signifiant masque ? Chaque être humain est un personnage, la spécificité de notre espèce est qu'elle passe son temps à jouer sa vie. Dit comme cela brutalement, cela peut être déstabilisant, inconcevable presque: mais enfin il y a ceci cela, mon fils, ma fille, mon frère, mon pays, ma carrière... Tout cela est bien réel. Pour comprendre l'idée, si ce n'est déjà le cas, le plus probant sera de lire L'espèce fabulatrice, paru chez Actes Sud en 2008 dans la collection Babel. Il ne s'agit pas d'un essai scientifique2, c'est un livre d'approche très aisée.

 

Inconcevable disais-je: certaines pages de l'essai peuvent s'avérer difficile à admettre, nous qui croyons être tant − moi je  et il arrivera qu'on ait la sensation de ne pas être vraiment tout ce que l'on se raconte. Et la légère dépossession qui en découle voudra insinuer que cette Huston va quand même un peu loin.

 

Et pourtant... Lisons-là de près.

 

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1 Bilingue, vivant à Paris, Nancy Huston a écrit ce texte directement en français. 

2 L'auteur est l'épouse du linguiste et sémiologue Tzvetan Todorov, directeur de recherhe au CRNS. 


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7 avril 2013 7 07 /04 /avril /2013 05:00

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Je pouvais, pour aborder le roman de cette vie, vous parler de l'immense talent de Stefan Zweig et de l'incommensurable génie du romancier français. Je préfère souligner d'abord le choix de l'illustration de couverture (mouture 1996) du Livre de Poche. Tout y figure sous les quelques traits d'un autre créateur monumental, Pablo Picasso, dans une lithographie de 1952. Le portrait large, l'ambition, la puissance de l'homme, les cheveux comme des ailes d'aigle ou de vautour prêtes à se déployer pour survoler, Prométhée de l'écrit, l'infinie extravagance de la comédie humaine. Les yeux inquiets: ennuis d'une vie inextricable. Les sourcils froncés: forçat devant l'œuvre à bâtir et la société, tout ce qu'il en comprend et veut exprimer dans les milliers de feuillets nécessaires à une tâche digne de le placer à la tête de l'Europe littéraire, tels que le furent Gœthe, Hoffman ou Walter Scott avant lui. Les cinq cent pages de cette biographie figurent dans cette gueule de couverture: un géant gras  voyez ce menton — que la férocité au service du travail d'écriture et une vie néfaste éteindront en à peine un demi-siècle: !e dessin d'un homme sur le point d'imploser, dans l'intensité du talent, l'insatiabilité et la détermination. Et la souffrance.

 

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Je ne m'attendais pas, en demandant ce livre à l'occasion de la dernière opération Masse critique de Babelio, à découvrir une œuvre si minutieuse, exhaustive et dense. Et je souris encore en pensant aux mots d'une blogueuse1 évoquant à juste titre Zweig comme la Rolls des biographes: copieux, costaud sont les mots qui me viennent sur le moment. 

 

Le récit est charpenté en 26 chapitres, de la naissance à la mort de l'auteur. Il se lit effectivement comme un roman et certains seront peut-être contrariés par de nombreux longs extraits de Balzac qui entravent le cours du récit. Il aura fallu une dizaine d'années à Stefan Zweig pour réaliser ce travail, en grande partie sur base, je l'imagine, de la correspondance de l'écrivain. 

 

Sans cesse aux prises avec l'adversité, les exigences financières, harcelé par ses éditeurs, Balzac poursuit inébranlablement l'écriture de la Comédie humaine. Selon Zweig, il semble que ce soit sous les contraintes que Balzac se soit montré le plus talentueux et le plus prolifique. Comme si la folie de son entreprise et l'adversité qu'elle engendrait étaient nécessaires à son génie. Il a écrit en moins de dix ans plus de septante romans et donné vie à quelques deux milliers de personnages. Qui plus est, il était perfectionniste et il n'était pas rare de le voir réécrire cinq ou dix fois le même passage. Un galérien du manuscrit qui se gavait de café pour éviter ensommeillement. 

 

balzac.jpg Balzac au travail

 

Artiste pur et très adroit, il était un homme intéressé et arriviste. Les complications de sa vie, qu'elles soient professionnelles ou sentimentales, en ont fait un personnage idéal de fiction, ce qu'a parfaitement compris Zweig. Ce dernier était aussi conscient de l'importance de Balzac en tant que littérateur essentiel, preuve en est cette biographie immense, à l'image du romancier. Le biographe autrichien propose un texte facile d'accès, moderne et fluide, empreint d'une grande justesse historique et, surtout, l'essentiel selon moi, il avait parfaitement compris l'être qu'était Balzac grâce à un travail minutieux sur base de documents publics et privés liés à l'auteur français.

 

L'énergie nécessaire à ce labeur de longue haleine trouve forcément sa source dans une grande passion pour l'œuvre balzacienne.

 

Un des aspects dynamisant du livre est qu'il pousse à lire ou relire Balzac. J'avoue que je n'étais pas un grand lecteur de cet Honoré qui restait pour moi un grand classique de lycée. J'ai d'abord entrepris un texte court, Le chef-d'œuvre inconnu2. Je ne l'ai lâché qu'à la dernière page. Brillante réflexion sur l'art, le démon de la peinture,  ses excès, la folie des artistes, l'oubli de l'être cher au profit de la chimère artistique. Picasso est lié à ce texte car il fut invité par son agent à l'illustrer. Quelques détails ici.

 

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Le chef-d'œuvre inconnu de Picasso (1934)

 

Sur la même lancée, je viens de terminer Le curé de Tours2. Un texte prenant d'où émerge le discernement psychologique: nous entrons de plain-pied dans une grande tragédie cléricale où Balzac s'entend fameusement à déceler la monstrueuse hypocrisie. Tout cela roule et coule, intelligent, à travers l'expression de l'intériorité individualiste de prêtres et de vielles filles. 

 

Vifs remerciements à Stefan Zweig, au Livre de Poche et à Babelio de m'avoir (re)conduit là. 

 

Voilà une excellente biographie, que tout amateur de Balzac ou de littérature classique du 19ème siècle gagnera à posséder. Ne fût-ce que pour y retrouver le talent d'un auteur, qu'à tort, on estimerait anachronique. 

 

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1  Keisha, si tu nous lis...

2 Ebook gratuits si vous le souhaitez: ici par exemple.

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21 février 2013 4 21 /02 /février /2013 05:35

 

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(Suite du billet du 16 février)

 

Un dilettante chagrin tel que Frédéric Schiffter trouve évidemment satisfaction chez un penseur de même inclination tel que Schopenhauer. Parmi les pessimistes, il y a les heureux, ceux qui, comme lui, s'accommodent du pire et ont le sens de l'insignifiance qui est forme d'humour. Ce genre de philosophe déçoit beaucoup les pessimistes malheureux car il ne leur fournit aucun consolation ni conseil sur la meilleure attitude face à la vie (l'auteur de ce livre n'en apportera guère plus aux quêteurs de clés pour vivre). Pour Schopenhauer, ce qui anime l'univers est la Volonté: une énergie, un élan si l'on veut, qui fait que le terre se meut autour du soleil, induit le reflux de la mer ou, chez l'humain, la production de la pensée. Cette dernière, par ses facultés de représentation et de raison, engendre chez l'homme des interprétations, des catégorisations qui présument que tout obéirait à des causes ou des buts. Or pour Schopenhauer, la Volonté est sans pourquoi ni pour quoi, n'a aucune détermination logique, finaliste ou morale: il n'y a pas de nécessité ni vouloir dans l'univers.

 

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Arthur Schopenhauer

 

À propos de l'optimisme, Schopenhauer s'emporte: Quand il n'est pas un verbiage dénué de sens que tiennent nombre de têtes plates, il est une opinion « impie », une odieuse moquerie en face des ineffables douleurs de l'humanité. Pour décrire la misanthropie humaine, il utilise la métaphore des porcs-épics: afin de faire face au froid de l'hiver ils se serrent les uns contre les autres, mais puisqu'ils se piquent mutuellement, ils s'éloignent pour se rapprocher à nouveau quand le froid se fait sentir. Tiraillés entre isolement et promiscuité, ils établissent une distance raisonnable moyenne qui est le droit — on voit ici l'influence de Hobbes sur le philosophe allemand.

L'artiste, quant à lui, ne trouve que mince consolation dans la création, de même que les amateurs d'art: La contemplation esthétique les soulage provisoirement du mal de vivre, mais ils rechutent sitôt qu'ils retournent à leurs affaires.

Enfin Schopenhauer est implacable car il n'est même pas apologiste du suicide, issue possible du drame existentiel, car c'est encore la Volonté qui œuvre en pareil cas, cet élan pareil à celui de reproduction ou de survie. En s'imposant là, elle inflige l'ultime affront au suicidé de n'avoir eu aucun contrôle sur sa propre mort.

 

On comprend que les affinités manifestées par Schiffter avec cette pensée l'oppose radicalement aux méthodes de développement de bien-être et de spiritualité, beaucoup développées et prisées aujourd'hui. Si le corps se développe au prix d'efforts et d'exercices réguliers, le psychisme demeure le même. Nulle ascèse, nul travail de nous-mêmes sur nous-mêmes, comme disent encore les prêcheurs de la vie bonne, ne donnera forme à cette pesante et inerte matière première. Contrairement aux mathématiques, la sagesse ne s'apprend pas par la volonté ou la raison. Cette dernière conjonction est une fiction, une escroquerie : nous ne nous gouvernons pas. (...). Tels qu'en nous-mêmes la vie nous fige et l'âge nous ossifie.

 

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 Michel de Montaigne


Que Michel de Montaigne n'ait pas appris à mourir grâce à la philosophie mais à philosopher à l'approche de la mort correspond parfaitement au profil intellectuel de Schiffter, aussi dilettante que le moraliste du 16è siècle. Montaigne a de la désinvolture: il ne se contredit pas ni n'hésite, il se balade à sauts et à gambades, et il est difficile de le suivre si on poursuit des idées arrêtées. À ceux qui pérorent sur les grandes idées, il préfère les auteurs qui content des destinées, des impasses tragiques. Montaigne s'insurge contre les philosophes qui refusent de traiter comme des réalités qui les affectent en propre le temps ou la mort, la joie ou la tristesse, la douleur ou le plaisir. Il s'insurge contre les théories abstraites.

En lisant Montaigne, Schiffter ne tient pas un livre de littérature philosophique entre les mains, mais converse avec un homme qu'il comprend et qui le comprend, à l'instar de Stefan Zweig1 qui y a trouvé une amitié irremplaçable.  

 

L'amour est la tentative d'échanger deux solitudes. (José Ortega y Gasset). Il y a du sublime dans cette phrase et la conception du sentiment amoureux analysé ensuite en possède autant. Notre auteur envisage cela du point de vue masculin et, philosophe pragmatique, ne se permettrait pas de parler au nom des femmes. Il confronte l'idée de cristallisation de Stendhal, qui définit la naissance de l'amour comme un emphase fantasmatique ornant son objet de toutes les perfections, à celle de Ortega pour lequel les qualités manifestées par une femme et reconnues par tel homme entraînent que celui-ci l'aime. D'un côté trouver une femme belle parce qu'on la désire, de l'autre la désirer parce qu'on la trouve belle et de qualité. Regarder une femme comme un peintre, selon Ortega, serait une qualité rare chez les hommes, un trésor, outil chirurgical pour explorer le moi intime féminin.

Ortega dédaigne ceux qui sont aveugles à la personnalité de certaines femmes, ces hommes amateurs de beautés comme promesses de coït, selon l'expression de Kundera. Quant aux Schopenhaueriens qui considèrent les ruses féminines de séduction comme manifestations de l'instinct de reproduction de l'espèce, Ortega n'y voit que gêne de crâneurs apeurés par le sentiment amoureux. Aimer demeure en effet le plus inquiétant des rapports humains, enchaîne Schiffter, car il est soumis à la corrosion du temps, à l'angoisse de la séparation, à la certitude de la perte. Et de terminer avec cette magnifique sentence: l'amour est la forme la plus exquise de l'inconfort de vivre.

 

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  Le baiser de Klimt


Ce billet touffu peut laisser croire qu'il est exhaustif: en fait il n'effleure qu'une partie des sujets développés avec finesse et acuité. Un livre court néanmoins, équilibré, agréable et sans jargon. J'ai lu le qualificatif classieux s'appliquer au sombre Frédéric Schiffter; pas dandy du tout, il a le goût de la qualité, c'est manifeste, mais ce n'est pas le premier adjectif qui me vient à l'esprit: un chose est sûre, ce n'est pas un rêveur. Alors nihiliste ronchon ou lucide ? 

 

1 Le Montaigne de Zweig est un de ses plus beaux livres, écrit au Brésil peu avant sa mort. 

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16 février 2013 6 16 /02 /février /2013 06:30

 

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Le malheur est qu'une fois lucide, on le devienne toujours d'avantage:

pas moyen de tricher ou de reculer. 

Cioran

    

Vous pensez que l'étude des grands philosophes permet de mieux mener sa vie, de faire face à sa finitude ou de trouver une consolation aux aléas d'être né ? Habitué très tôt à penser dans les livres, Frédéric Schiffter, enseignant la philosophie depuis trente ans, qui a donc lu et étudié les penseurs, avoue que pour lui, philosopher consiste à examiner la pertinence de notions tenues pour évidentes, à démystifier des foutaises ronflantes et à mettre un nez rouge aux idoles. Il tient là un piste incitante, fil rouge des réflexions qu'il développe de façon convaincante sur dix chapitres, chacun basé sur un aphorisme d'auteur, pas nécessairement celui qu'on attendrait de celui-ci. Sa Philosophie sentimentale a obtenu le Prix Décembre en 2010.

 

Il est plus praticien que académicien, moins chercheur que maître de vie. Si deviser d'abstractions, se livrer à des joutes idéologiques est un art appréciable, la méditation philosophique inspirée de l'affectif au quotidien et surtout de douloureux événements lui semble la plus justifiable. 

 

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© Sophie Bassouls

 

Schiffter n'approuve en effet l'œuvre d'un penseur que si, en filigrane, celui-ci laisse percevoir le récit d'un chagrin personnel. Sous le masque du cérébral, j'aime deviner l'orphelin, l'amoureux, l'abandonné, le déclassé, le décalé - l' «animal malade». 

Il s'explique à ce propos dans le troisième volet de l'ouvrage qui met Proust en exergue: Les idées sont les succédanés des chagrins. Les années heureuses sont des années perdues pour un écrivain, affirme le romancier, car les chagrins sont utiles et mettent en marche la pensée et l'imagination en aiguisant la sensibilité. L'artiste donne à voir la réalité telle qu'elle est, dans ses détails et sa complexité, réalité qui demeure inaperçue des autres humains, distraits et préoccupés par la vie à mener, leurs enfants et leur carrière. Ces derniers portent sur leur vie un regard sans justesse, fait de généralités pauvres car ils ne sont conscients ni des motivations de leurs gesticulations et passions chaotiques, ni du drame singulier qu'est leur destinée. Proust rejoint en cela Schopenhauer pour lequel l'art est un activité d'infirme. Schiffter propose sa définition: L'artiste souffre d'une atrophie du vouloir-vivre et d'une hypertrophie de la conscience. Moins il vit mieux il voit.

La mélancolie, le chagrin agissent en catalyseurs de la sensibilité, engendrant les grandes œuvres révélatrices du monde tel qu'il est. L'idée ne remplace pas le chagrin mais se transforme en représentation de laquelle naît une nouvelle émotion: la joie esthétique. Expérience de vérité enfin éclose qu'il vit avec la même allégresse qu'un aveugle recouvrant l'usage de ses yeux.

 

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      Boss © C. Wéry

 

Provocation ensuite: Celui qui ne dispose pas des deux tiers de sa journée pour soi est un esclave. (F. Nietzsche).

On entend hurler Stakhanov et des DRH. C'est le commercial qui est sur la sellette. Non pas un commercial mais le commercial, celui qui ne vit que pour l'entreprise, qui en est l'incarnation. Là où, dans le zèle aveugle d'un employé ou d'un cadre, un directeur des ressources humaines verra de la motivation, il faut entendre, selon l'auteur, un vouloir-vire sans personnalité, un vouloir-être inexistant. Pour qui donne son temps à un groupe, pour qui choisit une vie de labeur collective et anonyme, nul choix délibéré, nulle obéissance non plus, mais la phobie de s'individualiser et l'appétit de se fondre dans un tout, au point que la raison sociale d'une entreprise devient une identité.

Les gens disent: quoi de plus humain que de travailler et se distraire comme tout le monde ? Ils réclament et obtiennent un monde conforme à leurs exigences grégaires et en aucun cas ils ne cherchent à le rendre autre, à se rendre autres, c'est-à-dire s'aliéner dans l'acceptation favorable du terme1. Raison pour laquelle ils boudent l'art en tous ses domaines qui aliénerait heureusement leur sensibilité et leur jugement – si, bien sûr, chose improbable, ils lui consacraient le temps nécessaire pour en pénétrer, comprendre et savourer la beauté. 

 

Le négoce et les obligations sociales qui y sont liées  n'est pas la seule façon de dilapider le temps: les relations sociales peuvent s'avérer chronophages et même neurophages: L'ennui avec les bavards c'est qu'ils n'ont aucun talent pour la conversation. 

 

Les conceptions de Frédéric Shiffter peuvent apparaître misanthropes (le Prix Décembre se veut une sorte d'anti-Goncourt). La réalité telle qu'il la conçoit n'est pas réjouissante: l'existence ressemblerait plus à une comédie dramatique absurde qu'à un miracle devant lequel il y aurait lieu de s'extasier.

Renvoyons le versant le plus souriant de nos esprits au billet précédent qui sollicite Maurice Carême. Nos autres exigences continueront à piocher les thèses idéologiques pessimistes (mais captivantes) dans la seconde partie de ce digest, différée à bientôt mais pas trop, question de méditer allègrement sur notre sort d'humains, tantôt heureux, tantôt moins, de l'être.

 

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1 L'aliénation dans le sens de s'individualiser, de s'éveiller et non dans son acceptation péjorative, comme l'ont pensée Guy Debord et Henri Lefebvre,... reposant sur le postulat rousseauiste selon lequel les humains sont des êtres de loisirs dénaturés par le système social capitaliste. 

 

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6 janvier 2013 7 06 /01 /janvier /2013 07:00

 

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Dès la page 15 de cet écrit qui en compte une centaine, on touche le mal: Plus de vol ou presque, c'est sinistre, ils n'ont même plus envie de piquer un petit roman. C'est dire que les livres n'ont plus grande valeur en regard du smartphone ou du lecteur MP3. Les temps changent et on comprend le désappointement de ceux dont le commerce repose sur des habitudes en mutation. Je ne parle pas de colère, je ne la perçois pas trop chez ce libraire, j'entends plutôt tristesse et impuissance.

 

Mais à quoi bon s'insurger contre ceux qui adoptent des comportements induits par les technologies actuelles qui, il faut en convenir, offrent des facilités et des opportunités intéressantes pour autant qu'on les exploite intelligemment ? Derrière la vitrine de la boutique désertée, en attente de l'acheteur passionné de littérature, on ne voit forcément plus que des gens le portable à l'oreille et l'écran tactile au doigt, ces indifférents qui ne sont pas pour autant des sots, car le monde a changé et bouge encore. Au commerçant de s'adapter et c'est en effet dommage de ne plus trouver cette petite libraire sympathique et compétente d'avant.... comme on ne trouve plus de boucherie ou de cordonnerie au coin de la rue. Avec leur côté humain.


hemon-noel-3.jpg    La librairie Vivienne à Paris - Noel Hemon 


Le livre n'est cependant pas, selon moi, autant en danger que les librairies traditionnelles. L'expansion du livre numérique n'est un vrai souci que pour ceux qui imaginent que tout sera numérique. Les lecteurs devraient espérer que les livres imprimés seront cela plus beaux ! Car d'accord pour le livre papier, mais quand on voit les pages en papier brouillon (je reste poli) et les reliures à peine collées qu'on refile aujourd'hui pour 20€, je vote digital.

 

Les commerces en ligne favorisent le lymphatisme: difficulté d'aller acheter dehors ou en ville, parce qu'on n'a pas le temps, pas de place de parking, pas envie de marcher, ni de bus, ni de métro. Et puis, mal de l'époque, l'immédiateté, tout et tout de suite: à quoi bon commander chez le libraire alors qu'en deux clics, le livre sera chez soi demain ou dans la minute si c'est un ebook ? Le diagnostic est là, c'est un fait de société, le remède est compliqué et les vieux libraires désarmés se lamentent.

Les conseils du libraire ? Qu'on achète sur la toile ou pas, celui qui veut s'informer le fera toujours. Le problème étant surtout de maintenir l'envie, le réflexe de s'informer avant d'acheter. L'expérience du libraire devrait se perpétuer en ligne, même si je considère que les blogs de lecture peuvent constituer d'excellentes sources d'information.

 

Parenthèse: Emmanuel Delhomme rapporte qu'il a 80% de clients femmes. Les femmes lisent plus de romans. Les blogs de lecture sont beaucoup plus rarement le fait de messieurs. Est-ce dire que l'avenir du livre repose sur les lectrices ? Et la lecture, une activité spécifiquement féminine1 ? Quelques explications ici.


griswold-joan-1-copie-1                                           Peinture de Joan Griswold

 

Le libraire en colère, évoque la crise de l'édition du livre et cite Jérôme Lindon: C'est la seule industrie au monde qui lorsque tout va mal produit davantage. C'est complètement mon ressenti: peut-être dans le souci de rentabiliser des machines, on assiste à l'impression d'une multitude de livres, à tirage limité, d'auteurs en mal de reconnaissance, de réussite littéraire, qui engendrent des tonnes de papier qu'on ne parcourra jamais au-delà de dix pages. Tous croient savoir écrire, intéresser. Cela reste un don et un métier. Voyez les livres en service presse, les cadeaux de promotion, j'en ai reçu beaucoup trop qui ne valent pas tripette. Je serais curieux de voir comment finissent toutes ces piles de livres inconsistants. 

 

J'aurais voulu, au terme de ce billet, tirer des conclusions: comment le ferais-je alors que les professionnels du métier sont dans le flou ? Une chose est sûre, en fréquentant les nombreux blogs consacrés à la lecture tenus par des féru(e)s, en me baladant à la Fnac, à la bibliothèque, je ne sens pas le livre en perdition. À recadrer, certes, mais rien n'est perdu.

Écoutez Delhomme parler d'anciens représentants de l'édition, des pointures, de ceux qui n'étaient pas des brosses à reluire (sic) : Les mots ne leur manquaient pas: ils avaient toute la panoplie à leur disposition, toutes les nuances pour vous faire saliver, ils aiment, ils en sont fous. La beauté de leur visage à ce moment précis, le rire délicat ou brusque qui accompagnait leur description. Ils étaient ailleurs, ils naviguaient encore dans le texte, ils ne pouvaient pas simuler, ils étaient heureux de vous sentir à l'écoute. Le livre ne doit surtout pas perdre les passionnés, les locomotives. 


Et pour citer encore le libraire parisien, formulons le vœu que les livres nous sauveront de notre médiocrité.

 

griswold-joan-3.jpgPeinture de Joan Griswold

 

Prenez un rendez-vous québécois avec Les anecdotes de librairie de Lali, où j'ai piqué mes peintures de boutiques.

 

N'hésitez pas à visiter À sauts et à gambades qui aborde pour le moment des livres sur le thème de la librairie. 

 

Solidarité avec les libraires ? Visitez Chez Gaëlle

 

 

1 Je vous promets prochainement sur ce blog un extrait du sarcastique Éric Chevillard sur l'homme petit lecteur.

 

 

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27 novembre 2012 2 27 /11 /novembre /2012 05:11

 

Collection Folio Essais, 2012 - 320 pages -9 €

 

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Les éditions Gallimard ont réalisé l'adaptation française d'une série d'essais sur le monde anglo-saxon du livre, publiés en 2009 par Robert Darnton. Son ambition est de défendre le savoir des livres contre les dérives technologiques et commerciales, avec le souci d'objectivité historique et scientifique. 

 

L'auteur, spécialiste du Siècle des Lumières, est historien de la culture et du livre. Il est concerné par les aspects les plus urgents de la question numérique. Si son propos est centré sur la numérisation des publications en recherche universitaire1, toutes ses analyses concernent de près ou de loin l'avenir des textes en général, qu'il soumet à une lecture intelligente du passé.

 

Étudier l'histoire du livre a souvent consisté à se préoccuper de ses formes matérielles et des types de lecture au cours des siècles. Darnton propose plutôt de se tourner vers les gens du livre et d'analyser leur comportement. En sondant le matériau historique, en explorant les gestes et motivations des éditeurs, typographes et imprimeurs, correcteurs et commis voyageurs, on s'aperçoit que les textes étaient aussi peu stables qu'ils ne le sont aujourd'hui avec l'avènement d'Internet. Grâce à des travaux passionnants, il a été possible de déterminer les habitudes de tel compositeur d'imprimerie qui n'avait aucun scrupule à prendre des libertés avec un texte, suivant son ressenti, allant jusqu'à omettre des chapitres. Ainsi, les œuvres de Shakespeare ont été si peu respectées que la recherche des textes originaux est d'une rare complexité pour les bibliographes.

 

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À cela s'ajoute le piratage: il était courant que les pays voisins de la France, la Hollande et la Suisse surtout, publient des livres d'auteurs français en toute liberté. Le piratage était si répandu au début de l'époque moderne en Europe que les meilleures ventes ne pouvaient connaître de grands succès de librairie comme c'est le cas aujourd'huiLe copyright ne vit le jour qu'au 18è siècle en Angleterre, au 19è en France. Le troc – maximaliser la diversité  entre éditeurs était monnaie courante et le talent en cette matière déterminait souvent la réussite d'un éditeur. 


On aurait donc tort de croire à la sereine stabilité de l'édition littéraire avant l'ère de la digitalisation, car les processus de transmission modifiaient les textes eux-mêmes. Et de conclure : À l'heure des systèmes de communication de toutes sortes, Internet y compris, où les textes numérisés sont détachés de leurs ancrages dans des livres imprimés et où les courriers électroniques laissent des traces qui peuvent facilement disparaître, le problème de la stabilité du texte conduit à la question plus générale du rôle des bibliothèques universitaires à l'heure d'internet.

 

Au 18è siècle, celui des Lumières, la foi dans la puissance du savoir et dans le monde des idées fit naître ce que les esprits éclairés nommaient la République des lettres, territoire sans police ni frontières, et sans inégalités autres que celles des talents. Le projet Google de numérisation de tous les livres2 semble répondre à cet idéal : l'ennui est que, devançant toute initiative publique, Google obtient des droits solides, négociés avec les propriétaires de copyright, qui transposent le savoir dans le domaine privé. Il s'agit d'une entreprise qui, par nature, est basée sur le profit et il conviendrait de fixer à ces numérisateurs des devoirs envers le public. Il serait naïf d'identifier la Toile au Lumières. Elle représente un potentiel de diffusion du savoir qui excède largement tout ce que Jefferson avait pu imaginer. Mais pendant qu'Internet se construit pas à pas, hyperlien par hyperlien, les entreprises commerciales ne sont pas restées inertes sur le banc de touche. Elles veulent contrôler le jeu, s'en emparer, le posséder. Leur combat pour la survie risque de donner naissance à un oligopole au pouvoir démesuré et, quel que soit le vainqueur, sa victoire pourrait signifier une défaite pour le bien public3. 

 

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Darnton n'est pas convaincu par la fiabilité de la digitalisation. L'obsolescence des supports lui fait craindre pour la permanence de l'information. Peut-on lui donner tort ? Quelle certitude avons-nous de la permanence des bits et des moyens mis en œuvre pour l'assurer ? Qu'en est-il des politiques de préservation du patrimoine numérique ? 

 

Darnton met en garde contre la destruction, en bibliothèque, des livres imprimés sous prétexte qu'ils sont numérisés ou microfilmés. Dans ce dernier cas, il est apparu que les microfilms n'étaient pas fiables, se dégradaient et devenaient illisibles, sans parler des omissions à la reproduction. De plus, les discours sur la dégradation du papier sont faussement alarmistes, le papier tient mieux qu'on ne le dit. Mais prend de la place et l'espace de stockage coûte cher. Avant de détruire les textes imprimés, est-on sûr de la pérennité du nouveau support ? ...les bibliothécaires ont préféré dépenser de grosses sommes pour se plier à l'orthodoxie de leur profession : microfilmer et jeter. Quel a été le coût de cette politique ? Baker estime que les bibliothèques américaines se sont débarrassées de 975,000 livres pour une valeur de 39 millions de dollars. La dimension économique de toute l'affaire semble aussi loufoque que sa dimension scientifique.

 

Qui dit que nos ebooks, au format public ou obligé de votre modèle de liseuse, seront lisibles dans vingt ans. Faudra-t-il les convertir aux standards de l'époque ? Nos enfants en auront-ils la volonté ? Sans certitude, on ne sait rien de la valeur réelle d'une bibliothèque numérique dont le prix d'achat avoisine toujours celui des œuvres brochées et imprimées.

 

Telles sont quelques lignes directrices de cet ouvrage. Sans être concerné par l'édition universitaire, le lecteur y fera des découvertes surprenantes et y repèrera maints sujets de réflexion à propos de  ce cher codex, dans tous ses états passés ou à venir.

 

Consultez aussi l'avis de Keisha et une judicieuse contradiction soulignée par Dominique. 

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1 Il a dirigé le projet  Gutenberg-e qui entreprend de développer l'édition numérique de thèses de recherche au sein du projet AHA (American Historical Association). Les presses universitaires sont devenues très coûteuses et incapables de faire face à tous les travaux des jeunes chercheurs en quête de reconnaissance et de nomination: le numérique peut apporter des solutions. 

2 La plus grande bibliothèque et librairie de l'histoire: 20 millions de livres numérisés de 2004 à 2012

Voir aussi Le Monde Diplomatique


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7 octobre 2012 7 07 /10 /octobre /2012 05:27

Éditions Gallimard, collection L'Un et l'Autre, 2002 - 145 pages, 15 €  

 

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(suite)

 

À la recherche du temps perdu paraît alors que la France tombe au rang de puissance seconde. Les caractères sensitifs et fragiles des grandes villes européennes se réfugient dans l'ouate de la remémoration et dans l'alchimie des émotions. Les intrépides duchesses balzaciennes, les jeunes ambitieux sans qualification précise que leur énergie et leur cynisme, les forçats travestis en évêques, le romanesque facile, enfantin ne sont plus de saison. Le monde moderne a mûri, la bourgeoisie assis sa domination, subordonné la vie à la seule chose qui compte, l'argent. Tandis que la littérature ensommeillée s'enfonce dans les sentiments volatiles, presque maladifs, elle semble rêver tout haut. Proust écrit même qu'on ne peut plus rien dire de cohérent parce que le monde a perdu la raison entre les deux guerres.

 

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D'autres hommes bâtissent l'œuvre de leur temps sur l'irrémédiable prosaïsme de la vie urbaine, avec le travail de bureau, la gestion administrative des destinées: Chez Kafka on trouve comme chez Proust ce désir passionné de chercher dans la littérature un remède aux poisons qu'on respire à Paris, à Prague. Et James Joyce réécrit l'Odyssée.

 

L'impasse dans laquelle s'engouffre l'Europe dans les premières décennies du vingtième siècle est révélatrice des grandes œuvres littéraires qui l'ont marquée: quand il faut définir la littérature à ce moment, les grands auteurs semblent chercher en vain. Et c'est pour partager la même intelligence lumineuse, le même vouloir de fer dans leur corps débiles que ces trois écrivains convertiront l'impossibilité de l'œuvre en œuvre de l'impossibilité,... 

 

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Il ne s'agit pas de contester l'importance de leur travail, mais au plan qui occupe ici, l'auteur n'est pas tendre avec ces géants: ...il appartenait à des hommes inaptes aux tâches pratiques, à la guerre, au négoce, à des éléments de minorités inquiètes, persécutées, d'établir la vérité cachée, la signification virtuellement enfouie dans tout événement, aurait-il échappé de part en part à la compréhension de ceux qui s'y trouvaient impliqués.

 

L'ironie veut que dès l'âge de douze ans, Bergounioux soit confronté à William Faulkner dans une bibliothèque: il a Sanctuaire entre les mains. Une première rencontre catastrophique dont il se souvient pour avoir fait naître en lui l'envie d'écrire à l'éditeur afin d'éviter à l'avenir de publier de tels livres obscurs et sans moralité. J'ai parcouru quelques pages, sauté plus loin, pour voir, constaté que c'était décidément pareil, qu'on ne comprenait à peu près rien alors que l'auteur était censé dire ce que des gens étaient en train de faire et pourquoi.

 

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Lorsque les poitrinaires géniaux qui ont illustré Paris et Prague s'éteignent (sic), William Faulkner a vint-cinq ans. Il est à l'opposé de l'écrivain européen traditionnel, comme Oxford au Mississipi, univers plein de rudesses et d'imprévus, l'est aux villes européennes où on ne fait plus qu'intérioriser l'extérieur. Il a toujours voulu raconter des histoires et la littérature vient en premier pour lui. Son imagination débordante, merveilleuse est servie par la texture d'une réalité extérieure à laquelle se frotter. Un livre qui devait sortir de là devait pousser à même le tuf, sans terreau profond, continuellement enrichi, où ils plongent, pour nous, leurs racines. Les deux sens du mot culture se confondent, ici.

 

C'est en effet le matériau de la genèse qui est livré à Faulkner, un monde qui restitue les conditions des origines, avec des sociétés agraires archaïques et des dispositions économiques basées sur le gain monétaire. La proximité du monde insuffle pour la première fois au récit la tension de la vie, la pertinence que l'action imprime à l'univers, autrement inerte, accablant, des êtres et des choses. Des fermiers recommencent en accéléré l'histoire de la civilisation, fondent des domaines puis des hameaux puis des villes dans l'étendue vierge.Tout cela impose au jeune sudiste sa vision: Nulle érudition, point de langages morts, de doctes pitreries qui ne signifient rien, sinon qu'on se sent et se veut différent des mangeurs de pommes de terre au poil roux dont on partage la déréliction, sur une île perdue, possesseur d'un savoir ésotérique et luxueux, pur de toute compromission matérielle, vivante, bref, écrivain. 


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Le rapport énergique avec la nature sauvage et féconde ainsi que le partage d'une culture fondamentale - la Bible – permettent à Faulkner d'en tirer les leçons et de transmettre sur papier la vérité immédiate du monde: ...les gens, les choses, lorsque la plume de Faulkner les transpose de l'espace poussiéreux sur la page blanche, conservent leur « naturel », (…). 

 

En face de cela, le grand réalisme  a montré ses limites. L'irréalisme chez Balzac ou Zola réside dans les énumérations fastidieuses d'objets, les détails exhaustifs d'un tapis ou d'une robe. Dans un roman Faulknerien, un piquet de palissade surgit pour servir d'objet de défense ou d'attaque, pour aussitôt retomber dans le néant, et par là ce piquet existe vraiment. La réalité entre dans la littérature en 1929 avec Le Bruit et la Fureur

 

Nous y sommes.

 

En novembre 1619 Descartes énonçait Je pense donc je suis. Une autre chose est d'explorer cette pensée qui s'ignore comme telle quand elle accompagne notre corps dans l'action mais qui, retrouvant le calme, porte sur ses aventures un regard trop dégagé. Quelques-uns entrevirent cela, l'écrivirent comme ils purent, dans le registre du théâtre – Shakespeare- ou sténographiquement – Pascal -, sous le vent de l'abîme. Il restait à conquérir l'épaisseur, les lenteurs de la vie, à déployer la grande prose dans le domaine de l'existence ordinaire qui, jusqu'en 1929, n'avait encore livré qu'une partie de sons sens.

 

Jusqu'à faulkner n'a pas reçu que des accueils favorables (cf Le Faulkner délavé). Il situe l'écrivain dans un contexte large, analyse certains fondements de son œuvre, et éclaire sur un aspect de l'évolution de la littérature. Qu'on apprécie ou pas l'auteur américain importe peu. Je vous invite à y plonger sans complexe, la prose stylée aime parfois à se répéter, mais avec le bonheur de contribuer à la parfaite assimilation du sujet exigeant. 

 

Ceux qui veulent en savoir plus découvrirons ici un entretien avec l'auteur.

Les friands de beaux textes inspirés par l'univers de l'américain trouveront par ailleurs chez Michèle Desbordes de quoi combler leurs attentes (un conseil de Dominique).

 

Je me suis permis de beaucoup citer Pierre Bergounioux (sculpteur à ses heures), d'abord pour faire comprendre son propos mais aussi par admiration pour l'écriture prégnante et efficace qui le caractérise. J'espère qu'on voudra bien m'excuser ces emprunts destinés avant tout à servir ce bel ouvrage.

 

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Sculpture de P. Bergounioux

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7 octobre 2012 7 07 /10 /octobre /2012 05:24

Éditions Gallimard, collection L'Un et l'Autre, 2002 - 145 pages, 15 € 

 

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Que les choses se lèvent, comme s'il n'y avait pas le livre entre elles et nous, ni l'auteur derrière le livre. Que les choses soient dites, écrites, comme le ferait un petit garçon ! C'est vers ce moment littéraire que courent les cent-cinquante pages brillantes de Pierre Bergounioux. C'est-à-dire jusqu'à Faulkner.

 

D'abord le matin grec où tout a commencé et Homère aveugle. La littérature, la grande, est établie loin du tumulte extérieur, dans la durée immobile, réversible, de la réflexion. C'est à cette condition qu'elle pouvait naître, certes, mais Homère n'a pas fait réflexion qu'une chose qu'on raconte n'est pas la chose qui se vit, et que l'événement que l'on raconte n'est pas la lutte furieuse de soldats dans l'incertitude précipitée du présent. Il décrit des combats qu'il n'a pas faits devant un auditoire qu'il ne peut voir.

 

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Voilà où veut en venir cet essai: la littérature ne s'est pas demandée si la distance temporelle, l'endroit de réflexion, la chambre à soi qu'elle revendique n'affecte pas le monde qu'elle tisse sur le papier. Car elle ne dit pas tant la réalité, l'existence, que l'idée que l'on s'en fait lorsqu'on n'y est pas (plus) impliqué.  

 

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Puis vient Stendhal qui s'élève, en cette année 1839, à un degré de lucidité jamais atteint qui perce jusqu'au fondement du récit. Il touche à la genèse, au carnage, au chaos insensé qu'Homère, qui n'y voyait rien, a ordonné en vingt-quatre chants. Se souvenant du jeune sous-lieutenant qu'il fût, Stendhal conduit Fabrice Del Dongo sur le champ de bataille à Waterloo, où la terre vole en éclat, des hussards tombent, un cheval se débat dans ses entrailles : Me voici un vrai militaire, se dit le héros. Et l'auteur d'ajouter: Il n'y comprenait rien du tout. Le récit aurait pu prendre là un tournure inouïe. Fabrice ne comprenait rien, c'était la seule chose dont il avait un peu conscience. Le plus fin des romanciers devine à ces derniers mots ce dont nul n'a pris garde : Le monde qui se reflète dans le miroir du roman n'est pas ce qu'il fût quand c'était vraiment lui, au moment réel, mais l'image assagie, intelligible, littéraire qu'il devient lorsqu'on le considère avec le recul de trente années. Pendant quelques pages, Stendhal a foulé ce chemin prodigieux où se rejoignent les deux versants de notre être.

 

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Dans la suite du roman, Stendhal rentre dans la norme: Après s'être rapproché comme jamais de sa source enfouie, de l'incohérence et de la confusion, le récit bat en retraite. Il s'écarte de la chose informe, assourdissante, encore sans nom – « est-ce une vraie bataille ? » - en quoi consistent la réalité, le monde, d'abord, et qui menace les structures narratives de dislocation.

 

Bergounioux, élevant le débat au-delà du contexte littéraire, tire ensuite cette conclusion générale brutale : La vie nous échappe, même à ceux qui croient l'avoir comprise et l'ont écrit. Ce qui se passe est partout et toujours imperméable à ce qu'on pense. Nous ne sommes pas de force. Nos existences, dans leur apparente évidence, sont une énigme qu'il ne fut jamais au pouvoir de personne de résoudre, jamais. On soulignera l'importance d'une telle affirmation qui induit des questions essentielles à propos la littérature. Même si on est en droit d'en discuter la rigueur, elle a les accents d'une vérité indiscutable contre laquelle on avancera peut-être Proust qui se demande si la vraie vie n'est pas justement dans la littérature. Tout ce que nous savons et pensons d'un événement passé ne s'élabore qu'a posteriori et en silence: comment restituer le vécu, bref, confus, insaisissable ?

 

Dans la seconde partie de ce billet, nous suivrons le professeur de lettres Bergougnioux constater comment Proust, Kafka et d'autres continuèrent à étouffer le présent tandis que commençait le siècle de l'Amérique. Nous découvrirons ce qu'a réussi Faulkner et dans quelles circonstances.

 

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1 octobre 2012 1 01 /10 /octobre /2012 06:00

 

Le corps ne peut produire tous les nutriments nécessaires à sa subsistance. Un effort est nécessaire pour les acquérir et il faut du temps pour les digérer et les mettre à profit. Les lecteurs rationalistes le savent et recherchent donc ce qu'il ne peuvent produire eux-mêmes. Puis ils remâchent un texte autant de fois que nécessaire jusqu'à assimilation.

 

Frédérique Pernin cite le philosophe Alain dans ses Propos sur L'Éducation: Le plaisir viendra à ceux qui auront vaincu l'amertume. Je ne promettrai donc pas le plaisir, mais je donnerai comme fin la difficulté vaincue; tel est l'appât qui convient à l'homme.

 

Et de conclure: Lorsqu'un texte satisfait aux exigences de l'esprit, il est souvent d'un abord déroutant, voire rebutant. Ainsi le plus difficile n'est pas de rencontrer un grand texte mais d'apprendre à l'aimer, d'apprendre à l'apprécier. Le plus difficile n'est pas tant de lire un bon livre que de savoir le trouver bon.

 

Les bienheureux qui opinent immédiatement savent de quoi il est question et connaissent ces joies-là. La lecture ne devrait engendrer ni indigestion ni grimace, mais sortir du coussin moelleux des livres commodes est quelquefois nécessaire pour nourrir la machinerie de l'esprit.

 

Alors les livres ? Évitez surtout la malbouffe ! 

 

Sur base d'un réflexion de Frédérique Pernin dans sa Petite philosophie du lecteur (Éditions Milan). 

 

Peter-Ilsted-Intérieur-avec-jeune-fille-en-train-de-lire-1                   Peter Ilsted - Intérieur avec une jeune-fille en train de lire (1908)

 

 

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30 septembre 2012 7 30 /09 /septembre /2012 06:00

 

La pensée magique en psychanalyse repose sur la croyance que certains rituels confèrent des vertus de protection. Pourquoi ne pourraient-ils, par enchantement, apporter culture et connaissance ? En acquérant les qualités de ce qu'on ingère, par exemple.

 

Je mange du bison, j'hérite de sa force; je mange bio, je suis bio; et si je lis le dernier Goncourt, me voilà cultivé ! Cette croyance en la transsubstantiation est si puissante qu'elle peut donner lieu à d'étranges rituels où le livre n'est plus ingéré que symboliquement: un quatrième de couverture à la hâte, des fiches pour réviser les classiques, et l'heureux lecteur croit s'être incorporé les connaissances d'un grand homme.

 

Ne pas confondre, en effet, la vraie connaissance d'un sujet et le fait de savoir en parler: reste à définir le vrai savoir, à partir d'où connaît-on un sujet ? Les charlatans et les étudiants semblent les plus susceptibles de pratiquer ce type de lecture, encore que ces derniers soient sûrement les plus conscients de la duperie.

 

On pourrait étendre la pensée magique aux livres eux-mêmes: un roman marqué du sceau Goncourt ou National Book Award subit-il une transsubstantiation qui en fait un grand livre ? Ah, le bandeau rouge magique en couverture sur le présentoir, eucharistie de librairie. 


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Sur base d'un réflexion de Frédérique Pernin dans sa Petite philosophie du lecteur (Éditions Milan).

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